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occupés de leurs plaisirs que de littérature, ou de marchands de marée, peu disposés à éplucher les beautés littéraires ?

Qui sait ce que devenait le manuscrit, le canevas sur lequel l’auteur avait monté sa pièce, et dont les bribes, distribuées aux acteurs pour apprendre leurs rôles, devenaient ce qu’elles pouvaient et étaient recueillies au hasard par de faméliques imprimeurs, avec toute licence de les accommoder à leur guise ou de suppléer aux lacunes ? Ne semble-t-il pas que ces pièces pleines de fantaisie, — je parle de ce que Shakspeare intitule des comédies, — ou que ces drames à effet, tantôt lugubres, tantôt grotesques, ces tragédies, où les héros et les valets se trouvent confondus et parlent chacun leur langage, dont l’action, capricieusement conduite, se passe dans vingt lieux à la fois ou embrasse un espace de temps illimité ; ne semble-t-il pas, dis-je, que de telles œuvres, avec leurs beautés et leurs défauts, ne doivent plaire qu’aux adeptes capricieux et ne peuvent attacher qu’une nation plus frivole que réfléchie ?

Pour ma part, je crois que le goût, que le tour d’esprit d’une nation dépend étrangement de celui des hommes célèbres qui, les premiers, ont écrit ou peint, ou produit chez elle des ouvrages dans quelque genre que ce soit. Si Shakspeare était né à Gonesse, au lieu de naître à Strafford-sur-Avon, à une époque de notre histoire où l’on n’avait pas eu encore ni Rabelais, ni Montaigne, ni Malherbe, ni, à bien plus forte raison, Corneille, on eût vu se produire dans notre pays non-seulement un autre théâtre (voir en Espagne Calderon), mais encore une autre littérature. Que le caractère anglais ait ajouté à de semblables ouvrages quelque chose de sa rudesse, je le croirai sans peine. Mais quant à cette prétendue barbarie que les Anglais ont montrée à certaines époques de leur histoire et qu’on donne pour une des causes de la pente de Shakspeare à ensanglanter la scène outre mesure, je ne crois pas, en interrogeant bien nos annales, que nous en devions beaucoup, en fait de cruauté, à nos voisins les Anglais, ni que les tragédies en action qui ont jeté une teinte si sombre, notamment sur les règnes des Valois, aient pu nous donner une éducation propre à adoucir les mœurs ni la littérature.

Pour avoir banni les massacres de notre scène, laquelle n’a commencé à briller qu’à une époque plus radoucie, notre nation n’en est pas plus humaine dans son histoire que la nation anglaise ; des époques récentes et de redoutable mémoire ont montré que le barbare et même le sauvage vivaient toujours dans l’homme civilisé, et que la gaîté dans les ouvrages de l’esprit pouvait se rencontrer avec des mœurs passablement farouches. L’esprit de