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inexorable, et où chaque recensement constate la diminution du nombre des individus qui ne demandent pas leur existence à une profession ?

L’envie, cette mauvaise conseillère, inspire seule les attaques dirigées contre les grands entrepreneurs. N’est-il pas heureux pour un pays, et particulièrement pour les ouvriers, qu’il se rencontre des hommes capables, expérimentés, résolus, prêts à assumer les risques d’une œuvre qui exige beaucoup de temps et de capitaux ? Interrogez les ouvriers, ils reconnaîtront qu’aux jours de crise ce sont ces hommes qui se mettent en avant, créent du travail et raniment l’activité nationale. M. Paul Leroy-Beaulieu a démontré par des argumens irréfutables la légitimité des bénéfices qu’ils doivent à leur initiative, à leurs efforts personnels, et qui ne portent préjudice à personne, puisqu’ils résultent d’un service rendu à la communauté. Quant à ces entrepreneurs, d’un ordre plus modeste, qu’on nomme des patrons, et contre lesquels on déchaîne l’animadversion, comment pourrait-on s’en passer ? Lorsque l’État aurait nationalisé, c’est-à-dire confisqué les cuirs, les draps, les toiles, etc., aurait-il à recruter des officiers cordonniers, tailleurs et chemisiers, pour conduire et surveiller les divers ateliers ; et les ouvriers de ces ateliers, assujettis à un travail toujours uniforme, sans indépendance possible et sans chance de s’élever, ne seraient-ils pas ramenés au rang des esclaves attachés à la glèbe dont le souvenir seul subsiste aujourd’hui ?

Les ouvriers n’ignorent pas comment de nos jours on devient patron ; ils ont vu assez de leurs compagnons sortir du rang et franchir cet échelon, et ils iraient se fermer la route à eux-mêmes ! L’expérience a prononcé souverainement : les ateliers sociaux fondés en 1848 ont tous disparu à bref délai ; les associations en très petit nombre qui ont survécu ont dû leur salut à l’abdication de leurs membres entre les mains de celui d’entre eux qui avait fait preuve de l’intelligence, de l’énergie et des capacités nécessaires à la conduite d’une entreprise, et elles se sont graduellement transformées en maisons du type ordinaire. Les choses se sont-elles modifiées depuis quarante ans, et la prédication anarchiste a-t-elle porté fruit ? En 1879, M. Rampal a légué à la Ville de Paris une somme d’un million que le Conseil municipal devait employer en prêts à intérêts, pour le terme maximum de neuf années, à des sociétés ouvrières de production ou de crédit. Le rapport adressé au Conseil municipal en 1890j établit qu’il ne restait plus que 79 829 francs disponibles sur le million, que quelques-unes des sociétés emprunteuses demandaient à atermoyer leur dette, mais que la très grande majorité des prêts