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conséquence logique des passions et des sentimens qui sont l’âme de l’action. Ces deux parties essentielles du tableau scénique, la vie des masses et l’action des figures individuelles se déterminent réciproquement et s’équilibrent de telle façon que l’harmonie de l’ensemble en résulte. La vie énergique qui se déploie dans les groupes des nobles, des vassaux, des guerriers et des femmes s’exalte dans les héros de l’action ; les oppositions qui se manifestent chez ceux-là deviennent chez ceux-ci d’insolubles conflits ; ce qui agite simplement la foule et la pousse de-ci ou de-là devient, sur les hauteurs de la vie, l’inéluctable destin. Ainsi, sur le vaste fond d’une vie mouvante et passionnelle, entre les héros qui personnifient fortement les puissances en lutte, l’action marche incessamment vers le but fatal.

J’aurais trop à dire si j’essayais de vous montrer comment, dans ce drame, chaque détail se justifie en devenant un facteur indispensable de l’effet d’ensemble. Aussi bien, faut-il voir et entendre ce qui ne se révèle entièrement que sous l’impression des sens. Mais une chose ressortira certainement pour vous de mes indications : c’est en soumettant la représentation scénique à la loi souveraine d’une raison esthétique supérieure ; c’est en ordonnant et en accentuant ses diverses parties de manière à composer de leurs oppositions et de leurs concordances une image vivante, harmonieuse et unique dans son genre ; c’est par cette volonté rigoureuse qu’on a pu exprimer la nécessité intime qui gouverne l’action. L’idée donnée par le drame a reçu par là une forme visible, un corps de beauté qui la révèle entièrement. Tel est le secret proprement dit de la représentation de Lohengrin à Bayreuth, et c’est par là qu’elle semble se dérober à toute comparaison avec les essais antérieurs.

Ai-je besoin d’ajouter que c’est là un exemple extraordinaire ? Les représentations de Lohengrin sur les théâtres habituels, là même où l’on y met beaucoup de bonne volonté, prouvent leur insuffisance, en ceci que l’événement dramatique n’y est pas immédiatement compréhensible. On se fie à une signification de l’œuvre qui échappe au sens de la vue pour expliquer ce qui demeure incompréhensible à la représentation. Il en résulte la confusion de deux domaines qui, sans doute, se conditionnent réciproquement, mais dont l’un cependant ne peut pas remplacer l’autre. Qui est-ce qui voudrait renoncer au sens profond du drame de Lohengrin ? Mais il en est de tout drame comme de toute vie. Il faut d’abord qu’elle s’explique par elle-même pour être ensuite comprise dans un sens supérieur.

La signification du modèle ainsi créé dépasse de beaucoup le cas particulier. Il faut de tels exemples pour se rendre compte de la dégénérescence et de la brutalité qui ont envahi notre art scénique. Une norme a été fournie d’après laquelle on pourrait mesurer toutes les entreprises théâtrales. J’imagine d’ailleurs que, de tout temps,