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recherchée, le tour de tête si intelligent, si différent selon que l’animal attend, craint, désire, interroge son maître ou réfléchit, pourra aisément comprendre ce que signifie ce mot : intensité d’expression. Ce n’est pas seulement justesse qu’il faut dire, car ce ne serait point là une caractéristique de l’art anglais. Nos animaliers du XVIIIe et du XIXe siècle attrapent, eux aussi, l’expression juste, et pourtant quelle différence entre les chiens d’Oudry où de Desportes qui sont au Louvre et ceux de Landseer à la Galerie Nationale de Londres ! Mais de même que l’intellectualité du sujet ne se voit, avant 1850, qu’en des sujets qui n’en valent pas la peine, de même l’intensité d’expression n’est obstinément recherchée et heureusement atteinte que dans les représentations des figures animales. La plupart des figures humaines ont des attitudes banales, filles du mannequin, sans modalité expressive, ni vérité spécifique, ni précision pittoresque, mises sur des fonds imaginés à l’atelier, accommodées de chic à la sauce académique, d’après des principes généraux, excellens en soi, mais mal compris et paresseusement appliqués, se perdant, s’évanouissant dans des souvenirs de moins en moins lucides des beaux jours de Reynolds et de Gainsborough.

Tel était l’art en Angleterre, lorsque Ford Madox Brown revenait d’Anvers et de Paris avec une révolution esthétique dans ses cartons. Je ne veux pas dire que toutes les tendances qui ont prévalu depuis cette époque, toutes les individualités qui se sont développées, soient sorties de cet artiste, ni qu’au moment où il débarquait, personne parmi ses compatriotes ne sentît, ni ne rêvât les mêmes choses que lui. Mais si l’on songe, qu’en 1844, lorsque fut exposé Guillaume le Conquérant, rien de ces choses nouvelles n’était apparu, que Rossetti avait seize ans, Hunt dix-sept, Millais quinze, Watts vingt-six, Leighton quatorze, Burne-Jones onze et qu’aucun de ces maîtres n’avait, par conséquent, accompli sa formation ; si l’on songe ensuite que la façon de composer, de dessiner et de peindre inaugurée par Madox Brown se retrouve aujourd’hui, cinquante ans après sa première œuvre, dans les tableaux de Burne-Jones, après avoir passé par ceux du maître de Burne-Jones, Rossetti, il faut bien reconnaître à l’exposant de 1844, le rôle décisif du semeur, là où les autres n’ont fait que labourer avant l’heure, ou moissonner une fois la récolte venue.

Qu’y avait-il donc dans la main de ce semeur ? Dans sa tête, il y avait cette idée très nette que l’art périssait à cause de la généralisation systématique des formes et ne pouvait être sauvé que par le contraire, c’est-à-dire par la recherche minutieuse du trait individuel. Dans son cœur, il y avait le désir confus, mais ardent, de voir l’art jouer en Angleterre un grand rôle social, le