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moquerie, mais un sincère hommage, commença de poindre dans l’intellect de Brown, et, sur-le-champ, d’antagoniste mortel, il se fit le plus doux des amis. »

Ce jeune homme, qui accourait si inopinément se ranger sous la bannière de Madox Brown, n’avait que vingt ans. C’était le fils d’un proscrit italien né dans une vieille petite cité perchée dans les Abbruzzes. Il avait fallu que le père, montagnard curieux de civilisation, descendit à Naples et y devînt, de longues années, conservateur du musée pour que les idées d’art et de grand art entrassent dans sa famille. Il avait fallu aussi que ce gardien des antiques fût un destructeur des monarchies modernes, un poète connu pour ses chants exaltés, et qu’il se fût assez compromis en 1820, pour que le retour des Bourbons l’eût jeté sur la côte anglaise. Enfin, il avait fallu qu’il épousât la sœur d’un compagnon de Byron, le docteur Polidori, pour que ses enfans recueillissent dans les souvenirs, les passions et les deuils de famille, un écho de toutes les grandes douleurs patriotiques qui troublèrent la jeunesse du siècle. Toutes ces choses peut-être étaient nécessaires pour qu’en mars 1848 l’art gothicisant de Madox Brown fit sur l’esprit d’un habitant de Londres une autre impression que celle du scandale ou du suranné. Tandis que les Anglais demeuraient indifférens à ce qui allait devenir leur art national, le jeune Italien applaudissait avec enthousiasme et, grâce aux subsides du grand-père Polidori, commençait son apprentissage de peintre. Madox Brown, pensant qu’il fallait avant tout plier cette nature fougueuse à la discipline étroite de la réalité, mit le futur auteur du Rêve de Dante à copier des boîtes à tabac. Rossetti, qui avait traversé les cours de l’Académie sans y apprendre grand’chose, se résignait tant bien que mal à suivre les conseils qu’il avait sollicités. Il travaillait avec impatience, avec fureur, sans ordre, sans soin, nettoyant sa palette avec des bouts de papier qu’il jetait par terre et qui allaient se coller aux bottes des visiteurs, commençant douze tableaux à la fois, puis tombant dans une prostration complète, las, dégoûté de tout et de lui-même, n’achevant rien, ne voulant plus entendre parler de rien, se roulant par terre, poussant des gémissemens affreux. Puis il disparaissait pour un mois. Madox Brown ne s’en scandalisait pas, pensant que son élève avait entendu quelques voix d’en haut, l’appelant à d’autres besognes : ces voix étaient celles des « trecentistes » qu’il allait écouter dans les bibliothèques, s’essayant lui-même à faire des sonnets et des poèmes. Il envoyait ces essais aux poètes en renom, aux Leigh Hunt, aux William Bell Scott, et leur demandait, avec force éloges pour leurs vers, ce qu’ils pensaient des siens. Ce qu’il leur envoyait ainsi, en manuscrit, c’était un