Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 125.djvu/586

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sous le bras, se tient debout, veillant au festin. Les costumes sont ceux de Florence aux alentours du XIVe siècle. Telle est cette toile que Hunt a appelée, avec quelque apparence de raison, la plus étonnante peinture qui ait jamais été faite au monde par un jeune homme de vingt ans. Les théories de l’école y avaient été consciencieusement suivies. Chaque figure était peinte d’après un modèle et d’après un seul modèle, chaque pli, chaque cassure d’étoffe avait été copié d’après la nature, chaque veine des doigts, chaque reflet de l’ongle, chaque coup de lumière, avait été tiré de la réalité, « sans rien négliger, sans rien choisir. » Ainsi chaque personnage était un portrait : Isabelle, celui de Mme Hodgkinson, la femme du demi-frère de Millais ; Lorenzo, celui de William Rossetti, d’un caractère bien italien. Le frère qui va boire est le portrait de Dante Rossetti et le vieux convive qui s’essuie les lèvres avec sa serviette, celui de William Bell Scott, grand ami des pré-raphaélites, médiocre poète et peintre détestable, qui a laissé une toile : la Veille du Déluge, à la Galerie nationale, des eaux-fortes, et deux volumes de mémoires, caractère éclectique, amusant surtout pour son obstination à vouloir amener au matérialisme des esprits aussi réfractaires que Hunt et Rossetti. — En même temps Hunt exposait Rienzi jurant de tirer vengeance du meurtre de son frère. Une escarmouche vient d’avoir lieu entre plusieurs des partis nobles qui se divisent Rome. Nous voyons le jeune Rienzi, mort, étendu sur un bouclier, et son frère aîné tendant le poing vers le ciel. C’est encore Dante Rossetti qui a posé pour cette figure. Quant au paysage, il a été peint d’après nature, ce qui n’arrivait presque jamais alors et ce qui arrive rarement encore aujourd’hui pour les fonds de tableaux historiques. — Le troisième P. R. B., Rossetti, exposait une toile représentant l’Enfance de la Vierge, non à l’Académie mais à la galerie chinoise, où son maître Madox Brown avait envoyé aussi son fameux tableau la Portion de Cordélia, scène tirée du Roi Lear. Ainsi les trois P. R. B. et leur inspirateur commun tentaient, au printemps de 1849, le premier effort d’ensemble pour un art nouveau.

Au début, tout se passa fort bien. Les tableaux d’Hunt et de Millais furent accrochés en bonne place, et lorsque les jeunes gens arrivèrent au Salon le matin de la private view, c’est-à-dire du vernissage, ils reçurent de nombreuses félicitations. Leur réalisme ne choquait nullement le public, le Times était bienveillant, les professeurs de la Royal Academy modérés dans leurs critiques. Personne n’avait remarqué sur le barreau de la chaise d’Isabelle les mystérieuses lettres P. R. B., signe visible de la conspiration.