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voulait uniquement par les moyens légaux ; M. Ruiz Zorrilla, par tous les moyens.

Ce n’est pas toutefois que M. Salmeron fût moins libéral ou plus autoritaire que M. Pi y Margall, ni moins pressé ou plus timide que M. Ruiz Zorrilla. Loin de là, M. Salmeron voulait que les provinces, les cantons, les communes eussent l’indépendance la plus grande et, dans la plupart des matières, une autonomie à peu près complète. Mais, professeur de métaphysique, élevé à l’école de Hegel, il connaissait la puissance de ce qui est un, et il tenait du maître que l’Etat est l’unité suprême : il voulait donc que les provinces, les communes, fussent dans l’Etat, qu’elles fussent par la bonne volonté, par une concession de l’Etat, et non que l’Etat fût par le consentement, momentané et révocable, des provinces ou des communes. Aujourd’hui encore, quand il s’en explique, il dit que M. Pi y Margall construisait l’Etat par en bas, et que, lui, il le laisse construit par en haut ; que M. Pi y Margall tirait l’État de la poussière des communes, et que, lui, il tire les communes de la substance de l’Etat ; que M. Pi y Margall, pour on venir à la pratique, faisait du service militaire et de l’impôt une sorte de don gracieux des communes à l’Etat, tandis qu’il en fait, lui, avec la science la plus orthodoxe, le signe de la suprématie et de l’unité même de l’Etat, s’affirmant par ces deux contraintes et se perpétuant par ce double lien. Et, d’autre part, autant que M. Ruiz Zorrilla, il voulait la république intégrale, il la voulait le plus tôt possible, et même il dépassait singulièrement M. Zorrilla par la hardiesse de ses formules ; mais cette hardiesse, qu’on pourrait appeler de la témérité, restait tout intellectuelle : elle se refusait à passer à l’action.

N’est-ce pas en quoi, précisément. M. Salmeron était, au point de vue particulier de la politique espagnole, inférieur et à M. Pi y Margall et à M. Ruiz Zorrilla ? On veut dire que, moins qu’eux encore, il avait chance de réussir. Si quelque chose était susceptible, dans le programme républicain, de flatter et de tenter les Espagnols, c’était le fédéralisme de M. Pi y Margall, présenté d’une certaine manière, comme une résurrection de l’Espagne ou des Espagnes antérieures à la monarchie, vieilles comme les vieux fueros et les vieilles Cortès, chaque ville de chaque province redevenant une capitale, et chaque alcade, chaque juge municipal, un personnage ; ce n’était pas ce qu’il apportait de nouveau, mais ce qu’il rapportait de traditionnel, disons-le, ce qu’il contenait de réactionnaire.

Et, tout de même, si ce programme pouvait triompher par quelque moyen, M. Ruiz Zorrilla ne se trompait pas, ce n’était que