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mystérieuses). Mort prématurée et si triste, qui mettait de nouveau l’Espagne face à face avec une énigme, mais dont le résultat fut, en somme, de porter au pouvoir les libéraux, de consolider la monarchie par leur appui et de la rajeunir par leur alliance, tandis qu’elle substituait à un prince bien intentionné sans doute, mais qui pouvait ne pas être à l’abri de toutes les séductions de la gloire militaire ou de l’omnipotence monarchique, le règne nécessairement pacifique et nécessairement tempéré d’un enfant sous la tutelle d’une femme.

Une troisième cause encore et qui se relie à celle-là, c’est que cette femme se trouve être une princesse d’un tact supérieur, d’une noblesse d’âme, d’une pureté qui forcent à la vénération : dévouée, jusqu’au sacrifice, aux plus grands et aux plus petits soins ; laborieuse comme un vieil homme d’État et désireuse de savoir, ouverte à tout conseil et douce à toute misère, remplissant de fierté et d’amour le cœur espagnol : reine admirable en ses fonctions de reine, mère admirable en sa mission de mère ; si maternellement reine et si royalement mère que les hommages de tous les partis tombent, respectueux, à ses pieds. Elle a fait beaucoup, elle aussi, et peut-être plus que qui que ce soit pour la monarchie restaurée, sans rien faire, en étant ce qu’elle est. La fortune des dynasties ne dépend pas moins des reines que des rois, surtout quand la régence fait d’elles en même temps des reines et des rois. Les peuples ont leur chevalerie, et ils ne touchent point aux reines, si la calomnie ni la médisance même ne parviennent pas à y toucher.


V

Cela dit, que Dieu garde la Restauration d’un optimisme auquel elle se livrerait jusqu’à penser que tout est bien et bien pour toujours dans la plus unie, la plus calme, la plus libre, la moins révolutionnaire des Espagnes qui se soient succédé au cours de l’histoire, dans la plus nationale, la plus traditionnelle, la plus moderne des monarchies qui existent ou puissent exister ! N’eût-elle plus autre chose à craindre, elle devrait se méfier encore de quelques vices espagnols, dont les uns semblent incurables et les autres ne sont pas complètement guéris. Le pire de ces vices est peut-être une sorte d’impuissance physique à gouverner et à se gouverner, impuissance passée dans le sang, héritée des ancêtres, qui faisait dire à Ferdinand le Catholique : « C’est une nation très propre aux armes, mais désordonnée ; on n’en peut tirer un bon fruit que s’il se rencontre quelqu’un qui sache la tenir en ordre[1]. »

  1. Francesco Guicciardini, Relazione di Spagna, Opere inedite, VI. 279.