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San-Francisco, des usines à « champagnes » indigènes, provenant des vins mousseux de Sonoma et de Concord ; l’Espagne, l’Italie, l’Autriche, ont toutes leur Champagne local ; l’Allemagne tient la tête et atteint à la plus parfaite imitation, du moins en ce qui concerne l’extérieur des bouteilles, ornées aux bords du Rhin d’étiquettes françaises, sous l’invocation de villages et d’individualités illustres dans notre histoire vinicole.

Les étrangers ne sont pas seuls à faire ainsi sauter artificieusement les bouchons de champagnes illusoires : nos compatriotes ne se privent pas, même dans le département de la Marne, de « champagniser » des produits hétéroclites. De là deux sortes de vins exportés de Champagne : ceux qui sont originaires du pays, ceux qui sont seulement venus s’y faire travailler. Il est une troisième catégorie tout à fait subalterne qui mérite à peine d’être mentionnée : celle des vins où l’on introduit du gaz acide carbonique à l’aide d’appareils semblables à ceux qui servent pour la préparation de l’eau de Seltz. Paris possède en ce genre plusieurs spécialistes, qui fournissent les cabaretiers à bon compte de « grand-crémant » ou d’ « Ay mousseux », noblement timbrés d’écussons et de couronnes ; — le plus déterminé socialiste éprouvant une satisfaction bizarre à ingurgiter des breuvages qu’il peut croire avoir été fabriqués tout exprès pour lui par de très grands seigneurs.

Quant aux négocians qui pratiquent à Reims, à Epernay et ailleurs, la champagnisation des vins provenant des divers départemens français et de plusieurs pays d’Europe, — certains petits vins blancs de Hongrie reçoivent, avec la mousse, la grande naturalisation, — ce ne sont ni les moins riches ni les plus dignes de blâme. Ils luttent avantageusement contre la concurrence étrangère par les « champagnes » de prix modeste qu’ils livrent à la consommation moyenne. Leur industrie ne fait donc pas de tort appréciable aux maisons, grandes ou petites, qui n’emploient que les raisins de la montagne de Reims, de la côte d’Avize, ou de la vallée de la Marne, parce que ceux-ci ne peuvent être mis à la portée de toutes les bourses.

Il suffit de jeter les yeux sur les cours des principaux vignobles champenois pendant les dix dernières années, pour comprendre que la masse énorme des buveurs, qui reculent à payer la bouteille plus de 2 fr. 50 ou 3 francs, sont placés dans cette alternative de boire de faux Champagne ou de n’en pas boire du tout. Le cru de Mesnil-Oger, l’un des rares qui produisent du raisin blanc, — les trois quarts des meilleurs vins de Champagne sont faits avec du raisin noir, — oscille de 300 francs en 1880, à 1400 francs