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maîtresse, l’historien philosophe arrive à cette conclusion, qu’il y a pour l’humanité, comme pour l’évolution organique dans la nature, trois phases ascendantes :

1° Les groupemens imposés, la période des despoties orientales, des sociétés fondées sur la coercition, sur l’asservissement de tous à un représentant symbolique et vivant de la fatalité cosmique, de la force divinisée.

2° Les groupemens subordonnés, correspondant à l’époque des fédérations oligarchiques et féodales, de la différenciation par la lutte année ou la concurrence économique, de l’asservissement des vaincus, des dépossédés, — Nous y sommes encore, paraît-il.

3° Les groupemens coordonnés, période qui vient à peine d’être inaugurée et qui appartient à l’avenir, période de « coordination solidaire des forces individuelles substituées à la lutte, à la désunion amenées par la concurrence vitale. » — Vous ne comprenez pas bien ? Moi non plus ; mais on devine qu’ici le nihilisme de l’auteur s’adoucit, qu’il voit dans cette troisième période un but suffisant au progrès, un âge d’or où l’on pourra enfin parler sérieusement d’amélioration, sinon de bonheur.

M. Metchnikoff, qui a jugé sévèrement le sophisme de Rousseau, le sauvage heureux et libre des origines, ne fait que déplacer cet être de raison. L’auteur du Contrat social apercevait sa chimère au point de départ, celui de la Civilisation l’entrevoit au point d’arrivée. Paradis perdu pour l’un, paradis espéré pour l’autre, toujours le mirage d’un paradis ! Moins pardonnable que le rêveur genevois, le savant russe fait un bond subit hors de la science, puisqu’il présuppose un état social que l’observation n’a jamais constaté. Encore un savant qui rate son expérience et n’y voit plus clair, parce qu’il a mis un peu de son cœur dans son creuset. Décidément, l’automate de Vaucanson ferait seul un savant irréprochable.

On estimera peut-être qu’il y a peu d’intérêt à analyser ces efforts stériles d’une robuste imagination. Ils marquent pourtant une étape de l’évolution intellectuelle qui vaut que l’on s’y arrête. Quelques personnes croiront que je suis allé chercher une exception lointaine, un Russe ténébreux dont les fantaisies individuelles ne nous importent guère. Metchnikoff n’avait de son pays que l’accent de race, juste ce qu’il en faut pour rendre plus saisissant un langage déjà très répandu. Sa culture était toute française, européenne, pour mieux dire ; par la nature des idées qu’il remuait et par la façon dont il les remuait, ce Russe appartenait à une famille d’intelligences que l’on ne peut plus localiser en deçà