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bords. Des deux élémens où l’homme cherchait le germe de sa vie et la raison divine des choses, c’est le feu qui l’a emporté sur l’eau dans le rêve céleste des pâtres de Chaldée.

La Chine ne se montre pas plus complaisante à la despotie initiale que le « sociologue » veut trouver partout. Les fleuves y sont des ouvriers puissans et originaux : une grande partie de la Chine habitée n’est que l’amas des löss apporté par le Hoang-Ho et le Yangtsé-Kiang, ils ont créé de toutes pièces cet empire de poussière jaune. M. Metchnikoff est fondé à célébrer le fleuve législateur et promoteur de solidarité ; mais il ruine lui-même sa supposition gratuite d’un premier pouvoir, arbitraire et théocratique, servant les intentions du fleuve ; car il s’attache à dissiper les préjugés courans sur l’antiquité de la Fleur du Milieu. Il semble la bien connaître ; et il affirme que les fils de Han n’ont point de documens ou n’en ont que d’apocryphes sur les périodes de leur histoire antérieures à Confucius — cet Auguste Comte des positivistes jaunes.

Le savant cherche une symétrie à laquelle les faits se refusent. Il eût tiré meilleur parti de son sujet s’il ne se fût pas renfermé dans l’ancien monde oriental, s’il eût choisi dans l’espace et dans le temps des exemples plus nombreux de vie civilisée propagée par les fleuves, sans essayer de les ramener à une unité factice. Les répétitions de l’histoire lui auraient fourni des cas tout récens et mieux connus. Le Saint-Laurent et le Mississipi ont vu naître une civilisation, ils en ont été les premiers véhicules ; l’étude de leur part contributive dans la formation de l’Amérique moderne éclairerait d’un jour très vif la genèse des premières nations historiques, filles du Gange ou du Nil. Dans notre Europe elle-même, aux époques intermédiaires entre la fabuleuse antiquité orientale et les temps modernes, certains fleuves ont joué un rôle identique. Il en est un surtout, le Rhône, que M. Metchnikoff ne nomme même pas, et qui fut un agent de l’histoire aussi efficace, aussi important que ses aînés asiatiques, les illustres tributaires du Pacifique. Je voudrais réparer cette injustice et venger le pater Rhodanus, avec le secours des derniers travaux qui ont mis en lumière son action prépondérante dans le développement de notre Occident. Ce sera le sujet d’une prochaine étude. Les théories générales de M. Metchnikoff en étaient la préparation naturelle ; il convenait de les résumer et de les discuter avant de leur donner une application qui nous touche de plus près.

J’ai marqué ce qu’il y a d’incomplet, de confus et de trop systématique dans le livre d’ailleurs attachant du philosophe russe.