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arrivés, qui trouvent le monde bien fait depuis qu’il leur a été permis de satisfaire leurs ambitions et leurs convoitises. Mais ils vous marchandent leurs respects ; ils vous jugent, ils vous discutent. L’amour qui ne discute pas est le seul vrai, et nous seuls savons aimer. Dans le temps du grand conflit, quand la royauté prussienne était en butte aux attaques virulentes d’un libéralisme factieux, quand elle était aux prises avec un Parlement qui, méconnaissant ses droits et ses prérogatives, exigeait qu’elle se soumît aux caprices aveugles d’une majorité insolente et tapageuse, où a-t-elle trouvé le secours qui lui était nécessaire pour gagner sa bataille ? Elle nous a fait signe, et nous avons dit : Nous voici ! Et lorsque votre grand-père et son ministre eurent formé de grands desseins, que tout le monde traitait de grandes folies, qui a donné ses votes et son sang pour en assurer la réussite ? C’est encore nous. Jadis la royauté nous témoignait son estime et sa bienveillance, en nous appelant dans ses conseils. Aujourd’hui elle choisit ses conseillers dans les partis que nous l’avons aidée à vaincre, et les concessions qu’elle leur fait froissent nos goûts et nos idées, qui sont les idées et les goûts de notre souverain. Si quelqu’un a changé, ce n’est pas nous : notre fidélité est toujours la même. Le lierre n’a pas abandonné le chêne, c’est le chêne qui, pour son malheur et pour le nôtre, s’est débarrassé du lierre, dont les enlacemens le gênaient. »

Si l’un de ces nobles qui étaient accourus à Kœnigsberg pour rendre hommage à leur souverain avait osé dire tout haut ce qu’il se disait tout bas, l’empereur Guillaume II aurait pu répondre à son tour : « Vous oubliez que, quelles que soient ses sympathies et ses antipathies, un roi de Prusse ne peut les prendre pour règle de sa conduite. Vous oubliez surtout que votre roi est devenu empereur d’Allemagne, et que l’Allemagne ne souffrirait pas qu’on la gouvernât en appliquant aux affaires communes le programme d’un parti prussien. Je suis et ne puis être qu’un opportuniste par la grâce de Dieu, et il m’est interdit de choisir mes conseillers dans un parti réfractaire à toute transaction et à tout opportunisme. Comprenez les nécessités de ma situation, et que telle mesure qui vous déplaît ne me plaît qu’à moitié à moi-même. Ne vous suffit-il pas de savoir que votre souverain, quand il vous contrarie, est de cœur et d’âme avec vous ? »

Telle est, en effet, la situation de l’empereur-roi : il doit faire beaucoup de choses qui déplaisent à ses meilleurs, à ses plus sûrs amis, et il n’a garde de se gouverner par leurs conseils. Celui de ses ministres en qui il semble avoir le plus de confiance, M. Miquel, n’a-t-il pas été l’un des chefs de ces libéraux-nationaux auxquels la royauté unie aux conservateurs et aux féodaux a fait jadis une guerre acharnée ? En cela le monarque suit l’exemple que lui avait donné le prince de Bismarck. L’ex-chancelier lui aussi a été obligé de rompre avec le parti conservateur, qu’il avait autrefois conduit à la bataille, et auquel il appartenait