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l’idée que beaucoup d’entre nous se faisaient de lui : s’ils n’ont pas été convertis, ils ont été touchés. Aura-t-il à la fois touché et converti les grands et les petits seigneurs qu’il a harangués à Kœnigsberg ? — « Vous n’êtes rien si vous n’avez votre roi à votre tête. » — Ils le savaient, ils n’en doutent pas, ils n’en ont jamais douté, mais ils voudraient que leur roi leur appartint davantage ; il est des biens précieux qu’on n’entend partager avec personne. — « Nous avons les mêmes ennemis ; combattons ensemble pour la religion, la morale et l’ordre contre les partis subversifs. » — Si cette exhortation a pu leur plaire, elle a causé en revanche beaucoup d’émotion et d’inquiétude dans toute l’Allemagne.

On s’est demandé si pour reconquérir le cœur de ses amis mécontens et se faire pardonner les traités de commerce, l’empereur n’allait pas adopter désormais une politique plus militante, entrer en campagne contre les idées libérales et ceux qui les prêchent ; si cette phrase mystérieuse n’annonçait pas des lois de combat ; s’il ne méditait point d’apporter des restrictions à la liberté de la parole, de la presse et au droit de réunion. Comme les conservateurs, les libéraux ont leurs Jérémies, et ces Jérémies prophétisent souvent de grands malheurs, qui, selon toute apparence, n’arriveront jamais. Un souverain aussi intelligent, aussi avisé que Guillaume II, a le sentiment trop net de sa situation, de ses devoirs, pour abandonner à la légère la politique d’accommodement qui lui a si bien réussi et se lancer dans les aventures. Il est condamné à ne pas gouverner avec ses amis, condamné à les chagriner souvent. Il s’y résigne et il espère qu’ils finiront par s’y résigner comme lui.

Les conservateurs, s’il faut en juger par leurs journaux, ne se sont point fait d’illusions ; ils se sont dit : « Il nous a témoigné une fois de plus l’affection qu’il nous porte ; mais il ne s’est point engagé à récompenser un jour celle que nous lui portons. » Ce parti continuera d’aimer son roi et de le bouder. Il boudera comme l’ami préféré, mais compromettant, qu’on fait monter chez soi par l’escalier dérobé, et qui s’indigne de cette précaution offensante. Il boudera comme la femme aimée, à laquelle on prodigue les attentions flatteuses, les tendres propos, les sourires et les caresses, mais que par des raisons de haute convenance, on n’épousera jamais. — « Quoi ! jamais, et vous m’aimez ! — Jamais, ma chère ; c’est impossible. Qu’en dirait l’Allemagne ? »


G. VALBERT.