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II

Ainsi vécut Palestrina. Exempte d’agitation, d’animation même, dépourvue d’incidens dramatiques et de passion, calme dans la paix des basiliques, cette vie est simple, j’allais dire médiocre auprès de la destinée pathétique d’un Michel-Ange, de la carrière plus qu’aventureuse d’un Benvenuto. Cette vie pourtant fut entourée de circonstances graves. Insignifiante en elle-même, elle est contemporaine d’un « moment » et d’un « milieu « éminemment significatifs. Elle coïncide avec un mouvement de l’esprit ou du génie italien, qu’on peut définir en deux mots : la réaction contre la Renaissance. De tous ou presque tous les papes sous lesquels vécut Palestrina, cette réaction constitua le souci commun et l’opiniâtre effort. En cela se résume leur tâche et leur œuvre ; à cela se réduisait alors leur mission et leur devoir. Des conjonctures nouvelles, de nouveaux périls imposaient à l’Eglise de nouvelles règles de conduite. A la voix terrible de Luther les rêves de la Renaissance, rêves divins et regrettables à jamais, s’étaient évanouis. Le moine allemand n’avait vu que les déviations et les excès, trop visibles il est vrai, de ce qu’on pourrait appeler le principe vraiment catholique, c’est-à-dire universel de la Renaissance : désir libéral et noble espérance de conciliation et d’harmonie. Si le premier cri de l’Eglise, il y a bientôt dix-neuf siècles, fut un cri de pénitence et de mortification, c’est parce qu’il retentit au milieu d’un monde qui périssait par la corruption, par l’abus des jouissances et des voluptés. Mais quand plus d’un millier d’années douloureuses eurent passé, quand la longue peine du moyen âge eut assez pesé sur cette terre, que Dante avec un soupir avait nommée terra lagrimosa, la terre qui pleure, les vicaires de Dieu crurent pouvoir donner un peu de relâche à l’humaine misère ; quelques traces de beauté parurent, pour récréer les yeux offusqués par tant de larmes. Du ciel descendit un esprit d’indulgence et d’allégresse, dont les papes se firent les interprètes et les dispensateurs. Ils se rappelèrent, ou se laissèrent rappeler par le platonisme chrétien, par les Sadolet et les Marsile Ficin, que le Christ « ne se refusait pas aux joies des banquets : à Cana il changea l’eau en vin, et n’est-ce pas à table qu’il révéla à ses disciples le mystère de l’Eucharistie[1] ? » Hélas ! le banquet dégénéra bientôt en orgie, le miracle en scandale, et du vin nouveau qu’elle avait versé, la papauté s’enivra la première. La Réforme avec justice dénonça

  1. Le Prince Vitale, par M. Victor Cherbuliez.