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méthode qu’on y trouve. Dans l’Assassinat de la rue Morgue, par exemple, je n’ai pas eu grand mérite à débrouiller un écheveau que j’avais moi-même emmêlé d’avance… La dernière édition d’un choix de mes contes a été faite par le lecteur de la maison Putnam, Duyckinck. C’est un homme qui a précisément, ou croit avoir le goût, de ratiociner, et en conséquence il n’a presque rien reproduit dans le volume que de ces contes analytiques. Aussi le volume ne donne-t-il aucune idée de mon tour d’esprit. En écrivant mes contes l’un après l’autre, souvent à de longs intervalles, j’ai constamment gardé devant mes yeux l’idée de leur suite et de l’unité de mon œuvre. Et je pense que si l’on en publiait une édition complète, c’est surtout la diversité et la variété qui en seraient les traits caractéristiques. Pont-être vais-je vous surprendre, mais je vous avouerai qu’au fond, il n’y a pas un de mes contes qui me paraisse meilleur qu’un autre. Ce sont seulement les genres qui ont des valeurs différentes ; et comme le genre le plus élevé est celui de l’imagination la plus haute, on peut dire en ce sens que Ligeia est le meilleur de mes contes. Je l’ai d’ailleurs beaucoup amélioré depuis que vous l’avez lu. »

On peut juger par ces deux lettres de l’importance considérable, et peut-être excessive, qu’attachait Edgar Poe au moindre mot d’éloge ou d’encouragement. Sa correspondance nous le montre s’adressant ainsi tour à tour à tous les écrivains de son pays, à Anthon, à Washington Irving, à Longfellow, à Hawthorne. Seul ce dernier avait de quoi le comprendre : lui aussi était un poète, un admirable musicien des mots, avec une âme toute pleine de visions tragiques. Et, de fait, entre tant de longues lettres parfaitement inutiles, dans toute cette correspondance de Poe, seul un billet de Hawthorne aurait valu d’être conservé. « Cher monsieur, écrivait à l’auteur de Ligeia l’auteur de la Lettre rouge, j’ai lu avec grand intérêt les notes que vous avez consacrées à mes ouvrages : je vous sais gré d’en avoir parlé sérieusement. Je n’ai souci de rien que de la vérité, et je préférerai toujours un avis sincère, si dur qu’il puisse être, à des complimens hypocrites. Je dois vous avouer pourtant que je vous admire plutôt comme auteur de contes que comme critique des contes de vos confrères. Et quand même je devrais être en complet désaccord avec vous sur tous les points, rien ne m’empêcherait de proclamer toujours la force et l’originalité de votre génie de conteur. NATHANIEL HAWTHORNE. »

Lettres et billets, complimens et critiques, Poe conservait précieusement tout cela. Il rêvait d’être compris ; toute sa vie, il s’est vainement obstiné à la poursuite de ce rêve. Et ce sont ces documens qu’il a légués à Griswold, les considérant sans doute comme les meilleurs témoignages de son mérite littéraire.

Il a poursuivi encore, toute sa vie, deux autres rêves. Condamné à rédiger, à diriger des revues pour le compte d’autrui, il voulait avoir