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inflammables ? On est tenté de le croire, du moins, en voyant l’intérêt passionné que portent au théâtre d’Ibsen, dans l’Europe entière, tant d’ennemis de l’art pour l’art et du dilettantisme.


I

L’action de Brand se déroule de nos jours, aux bords d’un fiord de la Norvège occidentale. Le héros est un jeune prêtre appartenant à l’Eglise d’Etat. On le voit, au lever du rideau, un bâton à la main, un havresac au dos, chercher son chemin dans la montagne. Il doit franchir, pour atteindre la rive, une de ces crêtes rocheuses que les Norvégiens appellent fiæll. Brand va à la ville, où l’appellent ses fonctions. A quelque distance, derrière lui, on voit cheminer deux paysans, le père et le fils. Ils marchent au milieu d’un épais brouillard, sur la neige durcie. On ne distingue plus de sentier, et « c’est à peine, dit le vieux paysan, si l’on aperçoit le bout de son bâton. » « Voici une crevasse ! » pleure l’enfant effrayé et transi. Plus loin on entend gronder un torrent sous la neige. « Holà ! l’homme ! crie à Brand le paysan, arrête : il y va de ta vie ! »

Le paysan veut rebrousser chemin et forcer le prêtre à en faire autant. Il craint d’être traduit en justice s’il arrivait malheur à son compagnon de voyage, et le saisit même au collet pour l’empêcher d’avancer. Mais Brand, se dégageant, le fait tomber dans la neige et s’éloigne.

LE PAYSAN. — Aïe ! aïe ! Est-il rude, cet homme ! Et il appelle ça travailler pour le Seigneur ! (Il se lève.) Holà, prêtre !
LE FILS. — Il monte vers le sommet.
LE PAYSAN (appelant encore). — Écoute ! te rappelles-tu à quel endroit nous avons perdu notre chemin ?
BRAND (caché par le brouillard). — Que t’importe, à toi ? Tu suis toujours la grande route !

Il est clair que, pour Brand, cette marche à tâtons, à travers obstacles et périls, cette lutte contre l’homme du peuple, sont, l’une et l’autre, l’image de sa mission.

Chacun de ses contacts avec l’âme populaire le plonge dans un profond découragement. Les deux hommes partis, on le voit reparaître sur un point plus élevé. Il tend l’oreille du côté où ils ont disparu, et sa pensée les suit quelque temps.

BRAND. —… Ah ! misérable esclave ! s’il jaillissait en toi une source de volonté, si tu ne manquais que de force, avec quelle joie je te porterais sur mes épaules, fussé-je brisé de fatigue, eussu-je les