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EYNAR. — Au fait, tu es de cette contrée ! Tu rentres dans ton pays ?


Non. Brand ne fait que le traverser à la hâte. Pasteur suppléant, il se transporte sans cesse d’une paroisse à l’autre « comme un lièvre changeant de gîte. » Lui aussi va prendre le bateau pour se rendre à la ville.


EYNAR (poussant une joyeuse exclamation). — Tu entends, Agnès !
BRAND. — Oui, mais moi, je vais à des funérailles.
AGNES. — A des funérailles ?
EYNAR. — Vraiment ? Et qui enterre-t-on ?
BRAND. — Le Dieu que tu viens d’appeler ton Dieu.
AGNES (s’écartant). — Viens, Eynar !
EYNARD. — Brand !
BRAND. — Le Dieu des esclaves, des serfs courbés sur la glèbe. On le roulera dans un linceul, on l’enfermera dans une bière, à la face du jour. Il fallait que cela finît. Vous comprenez : voilà des siècles qu’il languissait !
EYNAR. — Tu es malade, Brand !
BRAND. — Je me porte comme le pin des montagnes, comme la bruyère des landes ! C’est le siècle qui est malade. C’est la race d’aujourd’hui qu’il s’agit de guérir. Ah ! vous ne songez qu’à jouer et qu’à rire, et qu’aux fêtes galantes ! Vous voulez croire un peu, mais sans y regarder de trop près, et faire peser tout le fardeau sur Celui qui, vous a-t-on dit, s’est chargé de l’expiation…


Eynar connaît cette chanson. C’est celle de ces piétistes, qui commencent à inonder le pays. Mais Brand le détrompe aussitôt.


BRAND. — Non, je ne suis pas un prédicateur ambulant. Je ne parle pas en serviteur de l’Église. Je sais à peine si je suis chrétien. Mais je sais que je suis homme et je sais aussi ce qui dessèche la moelle de mon pays.
EYNAR. — Tu veux donc transformer la race ?
BRAND. — Elle sera transformée, aussi vrai que ma mission en ce monde est de la guérir de ses vices et de ses infections !


Eynar lui répond ce qu’on répond aux novateurs qui n’ont rien de prêt pour remplacer ce qu’ils veulent détruire. Mais Brand se défend d’être un novateur. Il oppose, au contraire, l’ordre des choses éternel, ce qui fut toujours, à ce qui est périssable.


BRAND. —… Je ne travaille pas pour une église, pour un dogme. Ils ont eu leur aurore, ils auront leur déclin. Toute création, toute œuvre finie devient tôt ou tard la proie des mites et des vers. L’ordre universel veut de la place pour les formes à naître. Ce qui ne péril pas, c’est l’esprit incréé, c’est l’âme diffuse à l’origine des temps, dissoute