Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/154

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui est plus cher que jamais, étant désormais tout pour elle. Elle s’attache à lui avec ce qui lui reste de forces. Elle l’attend. Quand il rentre, elle se jette éperdument dans ses bras, lui confessant sa faiblesse, les angoisses qui l’atteignent dans la solitude. Brand se raidit contre la contagion de ce désespoir, et ne veut pas non plus qu’Agnès s’y abandonne. Il lui parle du combat qu’il a à soutenir et de son rôle à elle.

AGNES. — Quel qu’il soit, ce rôle est encore au-dessus de mes forces… Je ne puis que gémir et pleurer… Cette nuit, Brand, en ton absence, j’ai vu Alf entrer dans ma chambre, les fleurs de la santé sur les joues. A petits pas d’enfant, il s’avançait vers mon lit, vêtu seulement de sa petite chemise blanche et me tendant les bras. Il souriait et il appelait sa mère… comme s’il eût dit : « Réchauffe-moi. » Oh ! comme je tremblais !…
BRAND. — Agnès !
AGNES. — Oui, comprends-tu, l’enfant avait froid ! Oh ! c’est qu’il fait froid là-bas, sur l’oreiller de bois où il repose !
BRAND. — Le cadavre est sous la neige, mais l’enfant est au ciel.
AGNES (s’écartant de lui). — Le cadavre ! Oh ! comme tu remues sans pitié ma blessure… Quelquefois un regret me saisit : je me sens attirée là-bas, vers le soleil, vers la lumière ! Il est si doux d’être portée, au lieu de plier sous le faix. C’était là qu’on enseignait, jadis ! Tout ici est trop grand pour moi, toi, ta mission, ta volonté, ton envergure, le but que tu poursuis, les étapes qui y mènent, le ciel qui surplombe ma tête, le fiord qui arrête mes pas, la douleur, le souvenir, les ténèbres, le combat… Il n’y a que l’église qui soit trop petite !
BRAND (saisi). — L’église ? Encore cette pensée ! Elle flotte dans l’air du pays. Trop petite ? Que veux-tu dire ?
AGNES (avec un mouvement de tête mélancolique). — Le sais-je ? C’est une de ces idées qu’on ne peut raisonner. Des courants les apportent, comme le vent nous apporte des parfums. D’où viennent-elles ? où vont-elles ? Il me suffit de les comprendre moi-même. Je sais, en dehors de ma raison, que l’église est trop petite pour moi.
BRAND. — Des centaines d’âmes sur mon chemin ont conçu la même pensée. Des centaines de femmes me l’ont dit déjà : « Notre église est trop petite ! » Ah ! de nouveau, Agnès, tu as dit des paroles de lumière. L’église du Seigneur est petite ? Eh bien ! on l’agrandira. Ah ! jamais encore je n’avais vu briller comme aujourd’hui le trésor que Dieu m’a donné. Aussi je t’implore comme tu le faisais toi-même : « Ne t’en va pas ! reste près de moi ! »
AGNES. — Je secouerai mon chagrin et j’essuierai mes larmes. Je fermerai le réduit de mes souvenirs comme on scelle un tombeau. Entre eux et moi je mettrai l’océan de l’oubli, et je ferai évanouir mon petit monde de rêves, afin que tu ne trouves plus en moi que ton épouse. (Elle veut s’éloigner.)
BRAND. — Où vas-tu, Agnès ?