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volonté céleste, elle qui l’a empêché de partir, de sauver son enfant ? Dans le malheur qui l’a frappé, il voit maintenant l’action d’un Dieu vengeur. Car les siècles ont passé, et tout s’est transformé : « le ciel, la terre et l’homme, » mais la vieille Némésis, devenue dogme chrétien, règne toujours, sur les êtres, sur les générations, et sur la race entière.

Aussi la conscience de ce juste est-elle plus tourmentée que celle du dernier des scélérats.

Saisi d’anxiété devant le Seigneur « dont on ne peut invoquer le nom sans trembler, » il n’ose même pas prier. Sa bouche ne peut proférer qu’un cri d’angoisse adressé à Agnès, « qui voit dans les ténèbres… » De la lumière, Agnès, de la lumière, si tu peux ! »

Agnès ouvre la porte et entre, portant des candélabres où brûlent les bougies de Noël. Elles répandent une vive clarté dans la chambre.

Agnès les pose sur la table et, tandis que Brand, pensif, arpente la chambre, elle fait quelques apprêts, puis, peu à peu, retombe dans ses souvenirs. La dernière fois, il était là, son petit Alf, « frais et alerte, dressé sur sa petite chaise, tendant ses mains vers les lumières et demandant si c’était le soleil. »

AGNES (tout à coup, éclatant en sanglots). — Oh ! dis-moi donc jusqu’où il faut aller ? Ma fatigue est mortelle, mes genoux fléchissent, et mes ailes retombent.
BRAND. — Je te l’ai dit : qui ne sacrifie pas tout jette son offrande à la mer.
AGNES. — Mais moi, j’ai tout sacrifié. Il ne me reste plus rien.
BRAND. — Il faut que ton sacrifice soit suivi de beaucoup d’autres.
AGNES. — Prends ! Ah ! Brand, tu ne trouveras plus rien.
BRAND. — Tu as ton deuil, et tes souvenirs, et le flot de ta coupable nostalgie.
AGNES (au désespoir). — Et les racines de mon cœur torturé. Arrache-les ! Arrache !

BRAND. — L’abîme engloutira ton inutile offrande, si tu gémis sur le sacrifice accompli !

AGNES. — Les voies de ton Seigneur sont étroites et rudes.
BRAND. — La volonté seule permet de les suivre.
AGNES (regardant droit devant elle, avec une secousse d’horreur). — Maintenant s’ouvre devant moi, profond comme l’abîme, le sens d’une parole des Écritures que jamais je n’avais pu comprendre.
BRAND. — Quelle parole ?
AGNES. — Qui a vu Jéhovah meurt !

Restée seule, Agnès continue de se désespérer. Mais non, le sacrifice est au-dessus de ses forces. Elle