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neiges recueillies pour son service, apportées par de puissans affluens, l’Isère, la Drôme, la Durance. A droite, les monts du Vivarais dévalent en désordre du Mézenc jusqu’à la rive qu’ils surplombent ; rudes côtes de granit, cheminées de lave des volcans éteints, longues tables calcaires striées par les anciennes eaux. Les gorges cévenoles jettent au fleuve leurs torrens, le Doux, l’Eyrieux, l’Ardèche, l’Ouvèze.

Au défilé de Donzère, les montagnes se resserrent, interceptant l’horizon. C’est le point climatérique de la vie du Rhône. Il rencontra là une barrière de roches qui arrêtait son essor vers le Midi, vers plus de lumière, qui lui défendait l’entrée dans la terre promise. Il la brisa lentement, elle est ouverte, il l’a franchie, sa peine est récompensée. Il s’étale désormais en Provence, véritable Italie, « préférable à toutes les provinces, en un mot l’Italie plus vraiment que la Province, » disait Pline. Jusqu’au défilé de Donzère, il y a des nuages au ciel, et, dans la vallée, une végétation intermédiaire entre le Nord et le Sud, mûriers et vignobles au-dessous des chênes. Là mûrissent les crus généreux des côtes du Rhône, recherchés naguère dans le monde entier, ravagés aujourd’hui par les fléaux, démodés et oubliés par des têtes légères, par des têtes trop affaiblies peut-être pour les supporter, ces vins de soleil qui versaient la joie à nos aïeux plus robustes. — Sur l’autre versant des roches de Donzère, le ciel est bleu, de ce bleu sans fin qui va jusqu’au trône de Dieu ; l’air, vapeur de flamme, tremble sur les terres rouges ; l’olivier apparaît, il moutonne avec le chêne-vert au cailloutis des collines, le grenadier fleurit, les mas de la plaine d’alluvion dorment sous les pesans platanes, derrière les sombres rideaux de cyprès. Les hautes chaînes côtières s’éloignent ou s’abaissent, les plateaux du Gard succèdent aux Cévennes, les Alpes deviennent les Alpilles, — par corruption de langage, les Alpines ; lointaines silhouettes d’outremer après les crêtes blanches, montagnes plus sveltes, si vaporeuses, presque diaphanes. Plus près surgit de la plaine un géant isolé, cet énorme brûle-parfums du Ventoux, autel où fument dans la chaleur les romarins et les lavandes, l’Hybla des abeilles de Provence.

Sur les rives, entre les grandes lignes de ce cadre, mille tableaux diversifiés pour varier l’intérêt se reflètent dans le fleuve : paysages toujours changeans, accidens singuliers de la nature et de l’histoire, souvenirs de grandeur, créations de beauté ; villes blanches étendues dans la vallée dauphinoise, âpres bourgades noires accrochées aux pentes des Cévennes, encore meurtries des guerres de religion ; monumens romains, théâtres, arènes, tombeaux ; donjons du moyen âge branlans sur chaque arête de roc,