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être le foyer du rayonnement latin sur toute la Gaule. Il organisa la province Narbonnaise, — plus tard la Province tout court, — il jeta par-dessus les Alpes le réseau de routes militaires qui la reliait à l’Italie. Les cités gallo-romaines se développèrent rapidement, enrichies par le trafic du Rhône ; elles luttaient entre elles de magnificence, d’empressement provincial à singer la capitale du monde. Vienne, Lyon, Orange, Nîmes, Arles, eurent tour à tour la prééminence.

La présence vivante île l’antiquité est l’un des grands attraits de la Provence. Lors même qu’un cataclysme ferait disparaître aujourd’hui l’Italie, l’historien pourrait reconstituer, sans sortir de la vallée du Rhône, la civilisation, les arts, les mœurs de Rome. N’étions-nous pas reportés aux jours de Marc-Aurèle, naguère devant l’inoubliable mur du théâtre d’Orange, durant les heures où ce mur rapprenait l’écho des lamentations d’Œdipe, des soupirs d’Antigone, aux applaudissemens d’une foule qui avait retrouvé l’âme grecque des aïeux ? Et ce cirque romain, dont on peut dire qu’il devint le cœur de l’empire après la destruction du Forum, n’en revoyons-nous pas les jeux, le public, la physionomie totale, quand les populations d’Arles et de Nîmes se pressent dans leurs arènes récidivistes, quand elles s’assoient sur les degrés de marbre où les ancêtres trépignaient des mêmes émotions ? Peut-être est-ce le moment de rappeler aux Parisiens, scandalisés à la pensée que la province ose se permettre un plaisir qu’ils n’ont pas collectionné, combien la tradition de ce plaisir est ancienne. Les médailles, les bronzes grecs de la vallée du Rhône représentent fréquemment un taureau procumbens, fléchissant sur ses jambes de devant, le genou ployé, la tête courbée devant son vainqueur : dans la pose exacte où le roman de Théagène et Chariclée décrit l’animal, quand le jeune Théagène l’abat pour le sacrifice ; dans la pose où ce même animal continue de recevoir, après deux mille ans, les coups que lui assènent les Théagènes de la Camargue.

Les morts sont parfois bavards, les morts racontent la vie. Les inscriptions funéraires des bords du Rhône nous rendent le bruit de villes de plaisir, riches, gaies, dissolues. On ne s’ennuyait pas sous les Antonins, dans les petites sous-préfectures aujourd’hui si tranquilles. Vienne entre autres, embellie de palais et de thermes par les Lyonnais opulens, était un rendez-vous de joyeux vivans. L’un d’eux s’est fait graver cette épitaphe :

Aux Dieux Mânes. — M. M. Sotericus, surnommé facétieusement l’Amoureux, s’est élevé à lui-même île son vivant ce tombeau, afin que sa mémoire fit bon voyage aux cris répétés de : Féliciter.