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une seule a péri après tant de siècles. La plus grande entreprise des Frères pontifes fut le Pont Saint-Esprit. Ils rassemblèrent durant de longues années les aumônes de la chrétienté, car c’est une bonne œuvre, et qui tient du miracle, que de dompter le Rhône sous un pont. On mit quarante-trois ans à l’achever, avec ses annexes, l’asile des pauvres, l’hospice des malades. En 1307, son inauguration fut une fête nationale : l’Eglise et la couronne le prirent sous leur protection.

La science est devenue plus expéditive. Un compatriote de Bénezet, l’illustre Marc Séguin, inventa dans notre siècle les ponts suspendus. En quelques années, il couvrit le Rhône de ces légères passerelles, qui s’harmonisent si bien avec le caractère du paysage ; elles y mettent une grâce de plus, les sveltes réseaux de dentelle échelonnés à l’horizon. Mais le même savant qui rendait ce service au fleuve lui portait un coup terrible, en perfectionnant la locomotive du chemin de fer. Le nouveau moyen de transport a tué le Rhône. Pour la première fois depuis l’origine de l’histoire, celui qui était tout n’est presque plus rien ; la vie et le mouvement ont abandonné la grande route naturelle ; on la côtoie, on ne l’emprunte plus. Le tonnage diminue graduellement. L’an dernier, à pareille époque, il était de 339 000 tonnes pour l’exercice en cours : cette année, il fléchit pour le même temps à 303 000. On ne voit pas de remède à cette déchéance. Il est difficile de partager la confiance d’une bonne vieille que je rencontrai sur un bateau du Rhône, il y a quelque quinze ans. Sur la rive, un train nous dépassait à toute vapeur. Elle hocha sentencieusement la tête : « Vous verrez qu’on s’en dégoûtera : on reviendra au bateau. » C’est peu probable. Mais à défaut du grand mouvement d’affaires, ne pourrait-on pas ramener au bateau les gens de loisir et de curiosité flâneuse ?

Que cette route fluviale ne soit pas plus connue et parcourue, cela passe la compréhension. Le touriste de profession rougirait d’avouer qu’il n’a pas tourné autour du lac des Quatre-Cantons et descendu le Rhin de Coblentz à Mayence ; il se résigne à ignorer une promenade incomparablement plus séduisante, la descente du Rhône entre Lyon et Arles. Quel meilleur emploi d’une journée de loisir ? C’est à peine si le Nil offre plus d’enchantemens au regard, plus de pâture à la curiosité, plus de thèmes à la rêverie. Encore l’histoire qui se lève sur les berges du Nil ne nous tient-elle pas aux entrailles, comme celle qui ressuscite sous nos yeux de chaque pierre de la vallée du Rhône. Je sais bien que la paresse méridionale, greffée sur la routine française, ne fait rien pour faciliter cette promenade. Des bateaux rares, aux