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nous sommes transportés en plein roman champêtre. Des paysans de George Sand y vivent heureux dans l’air pur et dans la pratique de toutes les vertus. Le rossignol y chante et l’amour y soupire auprès d’une bergère innocente. Cependant, pour justifier le titre qui nous invite à être joyeux, les deux fantoches Agénor et Truguelin promènent au milieu de ces inventions aimables leurs pitreries, et leurs gaietés égrillardes. Brusquement l’idylle tourne au drame. Une ardeur belliqueuse s’empare de tous les personnages, que nous retrouvons bientôt transformés en autant de héros. Dans une mascarade finale le prince couronne la bergère Jouvenette affublée du manteau royal. Autour de lui, le berger Bibus, Bruin le vigneron, et son beau-père, le fermier Nanet, et Paulin et Lucas, ses beaux-frères, forment un tableau risible et touchant. Car le prince fait bravement les choses. Il va jusqu’au bout de la sottise : il épouse toute la famille… Rien de plus incohérent. Dans cette lourde fantaisie, le bleu du conte se perd et disparaît sous le bariolage des couleurs.

Ce conte bleu est un conte philosophique. La fantaisie y sert à faire passer une leçon de sagesse et la fiction y recouvre une idée de morale. Cette leçon au surplus n’est pas très enveloppée. Voici à peu près comment on résumerait la « thèse » de Vers la joie. « Les temps sont venus de la vieillesse du monde. L’humanité, en vieillissant, s’est attristée. Nous périssons par trop de culture. Nous avons été sans cesse développant l’esprit et raffinant sur les sentimens. L’analyse dissout les sentimens auxquels elle s’applique. A force de regarder en nous-mêmes, nous sommes devenus impropres à l’action ; à force de subtiliser l’amour nous sommes devenus incapables d’aimer. Le mal dont nous souffrons et qui vient d’un abus de l’intelligence, s’appelle impossibilité de vivre. Afin d’y remédier il n’est qu’un moyen : c’est de défaire l’œuvre à laquelle les hommes imprudens n’ont cessé de travailler, depuis qu’il y a des hommes et qui pensent. Il faut rompre avec la civilisation et opposer à ses conseils les inspirations de la nature. Il faut prendre modèle sur ceux-là que leur ignorance a tenus à l’abri de la contagion. Il faut aller aux champs pour y apprendre comment on travaille et comment on fait l’amour. »

Tels sont les principes qu’expose avec complaisance et avec assurance le philosophe Bibus. Car celui-ci peut bien se faire passer pour berger, et passer même, auprès des simples, pour être un peu sorcier ; il a beau s’être armé d’un bâton et accoutré d’une peau de bique, son déguisement n’est pas si complet que nous ne retrouvions sous ce costume d’emprunt une de nos vieilles connaissances : le raisonneur de théâtre. Bibus, c’est Desgenais en hoqueton. Il a conservé même tour d’esprit, même manie dissertante et même tempérament dogmatique. Il n’est pas devenu moins insupportable, et son impertinence pour