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pas place dans un seul empire pour deux autocrates. Mais M. de Caprivi n’était pas un autocrate. Guillaume II l’avait choisi, et, après le premier moment de surprise, on lui avait trouvé la main heureuse. M. de Caprivi, que l’Europe ne connaissait pas la veille, n’a pas tardé à donner de lui la meilleure opinion. On a reconnu qu’il était plein de tact et de mesure ; que, n’ayant pas la gloire de son prédécesseur, il n’en avait pas non plus les boutades et les brutalités ; qu’il parlait bien et toujours à propos ; qu’il s’était mis vite au courant des affaires ; enfin qu’il y avait en lui l’étoffe d’un vrai ministre. Et on a admiré le coup d’œil de Guillaume II, qui avait su discerner ces choses dont personne ne s’était douté avant lui. M. de Caprivi a bientôt joui en Europe d’une réelle considération. Même à côté de l’empereur, il était quelqu’un. Enfin, il apportait dans la discussion et le règlement des affaires diplomatiques un esprit souple et conciliant que nous avons eu, comme d’autres, l’occasion d’apprécier. Aussi, comme, dans la situation toujours un peu incertaine où est l’Europe, on cherche volontiers des garanties qui rassurent, s’était-on pris à voir une de ces garanties dans la présence au gouvernement de M. de Caprivi. Cela ne veut pas dire que sa disparition doive produire l’impression contraire. L’empereur Guillaume ne changera pas de politique parce qu’il change de ministre : il a donné, lui aussi, des preuves de ses dispositions pacifiques, et parfois même avec éclat. Mais cette mobilité ministérielle que l’on constate plus souvent dans les pays parlementaires, où on l’attaque si fort, étonne davantage dans ceux qui ne le sont pas, ou qui le sont moins, et on avait cru que l’empereur Guillaume, après avoir distingué M. de Caprivi, mettrait une sorte de point d’honneur à prouver pendant plus longtemps qu’il avait fait un bon choix.

Les causes qui ont amené le départ de M. de Caprivi sont encore imparfaitement connues. On sait seulement que le chancelier était en désaccord avec le comte d’Eulenbourg, président du Conseil des ministres de Prusse, sur les mesures à prendre contre les socialistes. A ses yeux, la législation actuelle était suffisante, et il était inutile de recourir à des lois d’exception. Le comte d’Eulenbourg était d’un avis contraire. De là, entre les deux ministres, des luttes assez vives, qui se sont prolongées pendant plusieurs semaines. On assure que l’empereur a fait des efforts pour ramener l’entente entre ses ministres en leur demandant à l’un et à l’autre quelques sacrifices d’opinion, et on a cru un moment qu’il y avait réussi. Puis, des maladresses semblent avoir été commises : les journaux dévoués à M. de Caprivi ont annoncé un peu trop haut sa victoire sur son collègue. Soit que ces polémiques aient irrité l’empereur, soit qu’il ait été fatigué de ces dissensions ou qu’il ait eu quelque peine à se prononcer entre deux serviteurs également dévoués, il a pris le parti de faire maison nette et de se séparer à la fois et du général de Caprivi et du comte d’Eulenbourg.