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C’est bien son portrait qu’il a voulu faire quand il parle, dans ses Métamorphoses, de ce jeune homme « qui est grand sans être long, mince sans être grêle, coloré sans être rouge ; de cette chevelure blonde qui n’a pas besoin d’artifice pour être bien ordonnée ; de ces yeux pleins de vie et qui lancent des regards d’aigle ; de ce visage où se peint la fleur de la jeunesse ; de cette démarche à la fois noble et naturelle. » Ce beau garçon se piquait d’avoir des manières élégantes. Il parle assez légèrement des philosophes mendians, qui couraient le monde avec la besace et le bâton, se faisant pauvres pour mieux prêcher les pauvres ; lui ne se soucie de connaître que les gens bien posés ; il est l’ami des magistrats les plus importans de la cité, il fréquente le proconsul : il faut, bien qu’il soit toujours mis avec soin pour ne pas déparer cette compagnie. On lui reproche même d’être un peu trop recherché dans sa toilette, ce qui paraît peu conforme à la gravité philosophique. On l’accusa un jour, comme d’un crime, d’avoir fait des vers en l’honneur de la poudre dentifrice ; à quoi il répond gravement que, puisqu’on se lave les pieds, il ne peut pas être criminel de se laver les dents. Un dernier attrait que présente la philosophie d’Apulée aux gens de cette époque, c’est qu’elle est fortement teintée de mysticisme. Ce rhéteur est aussi un prêtre ; il parle toujours des dieux avec onction et il en parle le plus qu’il peut ; comme il n’a guère dans son auditoire que des dévots et des lettrés, — tout le monde l’était alors, — ses auditeurs sont ravis de l’entendre mêler des prières à des tours de force de rhétorique. Un jour qu’il voulait célébrer Esculape, la grande divinité des Carthaginois, dont le temple, bâti sur le sommet de Byrsa, dominait la ville, il récita un dialogue où les interlocuteurs s’exprimaient alternativement en grec et en latin, et finit par un hymne dans les deux langues. De la rhétorique et de la dévotion ! du latin et du grec ! de la prose et des vers ! qu’on juge de quels applaudissemens dut retentir ce jour-là le théâtre de Carthage !

On ne s’est pas contenté d’applaudir Apulée : nous savons qu’on lui a élevé plusieurs statues, à Carthage et ailleurs. Il a été nommé prêtre de la province, ce qui est, dit-il, le plus grand honneur qu’on puisse obtenir. Je ne sais pas pourquoi saint Augustin s’étonne qu’avec sa naissance, son talent, sa magie, il n’ait pas pu arriver à occuper quelque fonction judiciaire dans son municipe. Je suppose qu’il ne s’en est pas soucié. On ne voit pas en effet ce qu’un homme qu’on regardait comme le plus grand orateur de son temps et dont son pays était fier aurait gagné à devenir décurion ou duumvir à Madaura.