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le goût était plus sûr et la langue plus correcte. Celle qu’on parlait autour de lui, et dont il est bien forcé de se servir, était en pleine décomposition, et pourtant il n’est pas sans intérêt de l’étudier chez luit Parmi les symptômes de corruption, on saisit quelques étincelles de vie ; sous cette langue qui se meurt, on en surprend une autre qui va naître, et à quelques signes on devine qu’elle ressemblera à celles qui sont en train de se former de l’autre côté de la mer[1].

Il a donc existé en Afrique, pendant toute la durée de l’empire, une classe lettrée fort instruite, très distinguée, dont le latin était devenu la langue ordinaire. Ce latin a eu, selon les époques, son éclat et sa décadence ; mais il n’a jamais été un de ces parlers de province dont on se moque ailleurs : un grammairien des derniers temps affirme que, même en ce moment, il valait mieux que celui dont on usait en Italie. Les Africains n’employaient pas la langue du vainqueur uniquement par nécessité, pour communiquer avec lui et débattre les intérêts communs ; ils s’en étaient tellement imprégnés, ils se l’étaient rendue si familière, qu’ils en avaient fait l’expression naturelle de leurs sentimens et de leurs pensées ; une littérature était née chez eux qui a été pendant quatre siècles l’admiration du monde. C’est ce qui prouve que la culture romaine n’y était pas seulement en superficie, qu’elle avait jeté des racines profondes, au moins dans les villes et parmi les gens éclairés.

Mais ce n’est pas assez qu’une civilisation ait conquis les classes élevées d’une nation : tant qu’elle ne s’appuie pas sur la masse des habitans, elle reste en l’air, prête à tomber au moindre choc. Il nous faut chercher si celle des Romains, que nous venons de voir si florissante aux étages supérieurs de la société africaine, est descendue plus bas, et savoir, autant que possible, jusqu’à quelle profondeur elle y a pénétré.


GASTON BOISSIER.

  1. N’est-ce pas presque une phrase française que le vers suivant :
    Est tibi cura, Deus, de quidquid ubique creasti.
    « Tu as soin de tout ce que tu as créé. »