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passé. C’est pourquoi je m’en vais cueillir à pleines mains, arracher avec toutes leurs racines, composer en une gerbe, ces idées d’un jour fleuries au hasard de ma vie, éparses le long des routes où j’aurai passé.

Que des hommes cultivés sortent de la ville avec armes et bagages pour s’en aller camper dans les champs et vivre là, d’une manière semi-sauvage, qu’ils emportent aussi leur devoir, qu’ils s’y exercent ensemble et soient heureux : ce tableau vaut peut-être qu’on le peigne, et si quelqu’un l’essaie sous l’espèce d’un « journal », la forme personnelle de son récit ne devra pas masquer son intention générale ; son moi, qui ne se complaît pas en lui-même, mais dans une similitude et relativement à un type, ce moi ne sera pas haïssable ; et le lecteur le plus inattentif aura tort s’il confond ce stoïcien avec ces cyniques qu’on voit de nos jours gratter publiquement leurs prurits intellectuels.

Puisque l’homme ne se fie pas assez à l’homme, enquêter les uns sur les actions des autres est un assez beau rôle. Et même en est-il un plus beau ? Car que sert-il de ressasser perpétuellement dans les moules de l’esprit le bagage idéal hérité des hommes antérieurs et de marcher si pesamment vers l’avenir avec tant de provisions mentales ? Il semble vraiment que ce que les morts nous ont laissé ne soit pas pour nous, et nous en avons fait des fétiches auxquels nous prêtons de notre vie et qui ne servent pas à la nôtre. Il faut pourtant bien que notre pensée suive l’allure de nos mœurs, et que l’idée se renouvelle par l’action ; dès lors, la seule besogne qui importe est de décrire les formes de l’activité contemporaine, et de dégager, s’il se peut, de l’expérience soutenue tout autour de nous, quelque vérité à l’état naissant. Il y a donc une convenance profonde à encadrer ce qu’on dit parce qu’on fait, et les préceptes par les exemples ; à parler la langue de son métier ; à garder comme artiste une façon d’ouvrier ; enfin, à revêtir l’œuvre tentée de ce caractère partiel et de cette valeur journalière qu’imposent en somme et la discontinuité de toute vie et la limitation de chaque horizon.

Car quelle permanence prétendrions-nous fixer ? Quel ensemble embrassons-nous dans l’espace et dans le temps ? Nous sommes devant les grands phénomènes humains comme me voici devant ce camp : toutes sortes de services y fonctionnent ensemble, puisqu’il s’agit de manger ce soir, de dormir cette nuit et de tirer le canon demain matin. Mais je ne vois que ce très court tableau, inscrit dans l’angle que déterminent les contours de deux tentes : des bottes de paille tombent à terre, jetées bas hors d’un chariot invisible ; une trompette étincelle et se balance, accrochée à une