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hommes travaillent en ce moment à déblayer la religion de tout ce qu’elle a d’inefficace et d’étranger ; qu’ils veulent percer ce sédiment dont dix-huit siècles ont recouvert la pure source chrétienne ; que je ne sais trop s’ils travaillent pour l’avenir, mais que, pour le présent, ils ont raison ; et que je veux aller me souvenir d’eux à Loigny, devant le tombeau de Sonis.

— Oui, Sonis… répète-t-il vaguement, arrivé une fois de plus à cette barrière au-delà de laquelle les mots manquent, où l’entretien tombe en rêverie ; et nous nous taisons, comme on se tait devant la mer, devant la nuit, devant la mort. Le fleuve dort à nos pieds sur son fit de sable, le ciel nous souffle un sombre vent. Tout à coup, minuit sonne.

— Minuit, déjà ! dis-je alors, car c’est chaque fois une surprise nouvelle de voir comme fuient vite les heures de l’amour.

Le commandant veut que je m’en aille ; il me congédie avec une autorité douce, qui entraîne l’obéissance, mais qui motive les regrets, car qui donc, ayant rencontré un homme, le quitterait volontiers ? Lui-même m’accompagne jusqu’au faubourg Hanier, car le dernier break est depuis longtemps rentré au camp ; puis je m’achemine vers les lumières de la gare des Aubrais, ce cœur de la France stratégique et commerciale ; je laisse derrière moi un horizon dentelé que domine la cathédrale, assise dans la tristesse sous le dais des étoiles. L’heure serait bonne pour rêver davantage, déambuler autour du camp, faire cent fois les cent pas sur le front de bandière. Mais non… Puisque le commandant m’a renvoyé, je vais rentrer sous mes toiles, rabattre mon bonnet sur mes yeux, et dormir, ou tâcher de dormir.


Jeudi.

Voici deux heures que nous sommes dans cet abri, sur la frontière extrême du polygone ; nous attendons que des obus arrivent à notre hauteur, et que nous ayons à contrôler quelques points de chute. Un grand nombre d’êtres chimériques, figurés par des panneaux, tirailleurs, cavaliers, pièces en position, peuplent cette région reculée. Malgré tant de richesses, on nous dédaigne encore, on tire sur des buts moins éloignés que nous ; et rien ne nous parvient, si ce n’est le bruit, quelque poussière, et, par momens, des balles ricochées, sans vitesse, qui s’arrêtent contre ces planches intactes et ne leur laissent pas même une empreinte.

Chaque pièce d’artillerie ayant sa voix propre, c’est maintenant le canon de 138 qui parle. Il fait « glou » en crachant son projectile hors de son âme de bronze, et sa détonation n’est qu’un Lotissement auprès du claquement dur auquel les canons d’acier nous ont habitués. Ce projectile tourne, ronfle, en gravissant