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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/291

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— Je crois bien qu’ils en auraient plein leur sac, les fantassins, dit Ducrocq derrière mon épaule. — Et tous, à côté de lui, contemplent en silence cet effrayant spectacle.

Puis, tout d’un coup, c’est le silence ; le vent seul parcourt la brousse, si formidablement labourée tout à l’heure ; la fumée évanouie laisse reparaître la ligne chenue des arbres qui dentelle à nouveau le ciel pur ; les papillons et les mouches volettent autour de l’abri ; la fauvette va revenir à son nid. Car qu’importe à la nature toute cette mort qui n’intéresse que l’homme ? Nos catastrophes à nous n’interrompent pas le cours des choses ; et il y a une besogne plus difficile que de faire rugir des canons, c’est de faire taire les grillons qui chantent là dans l’herbe.


Vendredi.

Nous campons comme on campait sous Napoléon, sous Xénophon, sous Agamemnon, même ; et ce sont les mêmes dispositions, les mêmes organes, la même police, parce que c’est la même nature humaine, avec les mêmes besoins humains. L’armée, tradition vivante, nous met face à face avec le passé ; et elle est, en même temps qu’un gymnase, un musée où se conservent soigneusement les permanences de notre race. Je traverse le camp, où toute cette histoire est déployée, et sans m’attarder au vif plaisir que j’y éprouve, je vais d’abord remplir mon service aux ordinaires.

L’odeur seule des oignons et des poireaux ferait reconnaître cette tente particulière devant laquelle je vais conclure cette affaire de cuisine.

Les parts sont-elles prêtes ? Les pesées sont-elles achevées ? Le maréchal des logis, un blondin souriant qui a pris un air d’employé à force d’être dans les écritures, me répond qu’en effet tout est préparé, quoique nous n’ayons pas de romaine, et qu’avec des moyens aussi primitifs, « ce soit très long pour les officiers. » Il me montre du doigt, il regarde avec mépris le peson accroché sous trois branches d’arbre fichées en terre, et qui pend à l’intérieur de cette pyramide.

Peu importe, et nous mettrons le temps qu’il faut. Les choux ont des feuilles toutes jaunes ; je les fais décaper, et prononce contre le fournisseur l’amende de trois têtes de choux. Il avoue alors qu’il en a une petite réserve sur sa charrette ; et fouillant avec empressement dans un sac, il rapporte trois exemplaires de la plus belle taille et de la plus grande fraîcheur. Petit à petit, ma besogne s’avance ; chaque ordinaire emporte à son tour ses denrées dans sa civière profonde : je retourne baguenauder de-ci et de-là.