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gagne parmi les hautbois et les flûtes ; ces timbres du cuivre et du bois alternent avec persistance, et, dans cette danse symétrique, font comme une symétrie de plus.

Cela enjôle, cela endort ; et c’est une fin de journée lumineuse et musicale, deux fois harmonieuse. Que d’autres soirs pareils j’ai déjà vécus ! Car que nous faut-il, à nous autres soldats, après l’effort et la fatigue, après les heures de cette vie malaisée, prise toujours entre le commandement et l’obéissance ? Un abondant dîner, quelque musique, un jeu, une causerie : et nous passons ainsi, au petit bonheur, tout étonnés un jour de nous voir vieux, nous, pris dans un métier invariable et qui n’avons pu nous voir changer. Mais demain je veux mûrir ; demain, à cheval de bonne heure, puis en avant vers Patay, en avant dans les souvenirs, en avant dans les soucis. Je parcourrai ce Calvaire dans le sens même où Sonis l’a parcouru. Une bonne monture entre les jambes, des cartes et du papier dans mon bissac, la nature sous les yeux, quelques rêves en tête : voilà de quoi bien vivre un jour !


Samedi.

Le matin se propage et grandit ; le ciel se mire à la surface de la terre ; l’heure gris de perle blanchit, et c’est le jour. Que je suis aise de m’en aller ainsi tout seul… Car la nature m’a toujours parlé ; et la voici encore qui s’abandonne à mes yeux, rafraîchis par le sommeil et pleins de sensations joyeuses, la voici qui jase en ce langage doux, abondant, que ma plume ne peut pas traduire : car elle échoue là où le pinceau réussit ; il ne faut pas outrepasser les bornes de l’art.

C’est un chaume couvert de javelles et que la rosée diamante ; c’est un grand pré penchant où courent en lacis de légères teintes violettes ; le soleil oblique, qui bornoie les crêtes, fait à cette masse herbeuse une cime d’or ; puis, — comment dire toute cette grâce ? — les sainfoins, les luzernes, les bleuets, les pales silènes étoilées fleurissent et se mêlent et se jouent dans sa robe sombre qui tremble au vent. Plus loin, la gamine du paysage s’embrunit ; et sous ce vêtement vert qui se déchire de plus en plus, la terre de Beauce reparaît nue et reprend peu à peu son caractère de solitude et de fécondité.

A tendre toujours vers ces horizons vagues, l’esprit gagne de l’inconstance et de l’ubiquité. Patay, Orléans, Châteaudun, m’attirent aux quatre points cardinaux, me sollicitent hors du temps présent ; j’erre dans le passé et me sens soldat d’une armée disparue. Bien sûr, la Pucelle va passer dans ce chemin, menant son escadron à la charge des Anglais, et je verrai flotter cette