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les gens avaient fui, cherchant leur propre nourriture. Pour découvrir des alimens, il fallait réquisitionner très loin ; après des courses de cinquante kilomètres, on ramenait un mouton, une vache. Au milieu de cette pauvreté, les Prussiens avaient reparu en maîtres et fait mine de tout enlever.

— Monsieur le curé, disait un chef d’escadrons, vous me donnerez 100 kilogrammes de pain, 100 livres de viande, une barrique de vin…

— Oui, monsieur, consentait humblement le prêtre, craignant que ses blessés ne vinssent à souffrir d’une réponse plus fière. Il se soumettrait donc ; mais, en reconduisant l’hôte exigeant, il lui fit traverser la chambre où les malades se débattaient contre la fièvre et contre la faim ; il les lui fit voir, gisant si pâles sur leurs paillasses et tournant vers lui leurs yeux puissans qui prenaient l’âme ; il l’obligea à franchir, à compter, d’abord ceux qui agonisaient là, dans la salle commune, puis dans le corridor, les presque guéris, et, dans la cour, les tout à fait morts. Alors, devant la pitié que c’était par tout le presbytère, l’Allemand n’y tint plus ; il s’en alla en cachant ses larmes :

— Gardez votre viande, disait-il, gardez votre vin… Mes hommes boiront de l’eau…

Tout en continuant ce récit, le curé se lève, et, la main sur mon épaule, il me conduit dans la sacristie, puis dans l’église, pleine de lumière mourante et de silence. Au fond du chœur, deux grands reflets noirs, carrés, dessinent ces plaques de marbre où sont inscrits les noms des victimes ; le prêtre allume un tout petit cierge, grand comme une bougie, et je cherche lesquels, de ce martyrologe, appartenaient à mon régiment. Puis nous descendons sous la crypte ; un mur nous sépare de l’ossuaire, mais une petite lucarne que ferme une vitre donne jour sur ce néant. Sonis dort à côté dans sa tombe, eux dorment là ; et ce serait une bien grande tristesse s’il ne restait d’eux que ceci et si nous, soldats, ne les portions pas bien vivans dans nos cœurs. Des poussières dansent au-dessus de ces débris, à travers un rayon de soleil ; ce sont les atomes mêmes que Lucrèce voit tomber dans l’éther d’une chute éternelle : ils font et défont aveuglément le monde. Un peu de clarté caresse ces tibias et ces fémurs, clarté rêveuse et limbique, jour non destiné aux yeux de l’homme, mais propre aux œuvres obscures de la matière livrée à sa mécanique seule, et séparée des forces vitales…

Le curé poursuit, et je me force à lui répondre. Mais taisons-nous plutôt, puisque voilà de la poudre humaine, et tant de débris sur si peu d’espace, et tous ces crânes vides que les hasards de la bataille ont si bien mêlés dans cette urne de mort. Puis,