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appropriation inquiétante de l’une d’elles. Nous ne nous heurtions sur aucun point du globe à l’une de ces situations réciproques qui créent les inimitiés naturelles, perpétuelles[1].

Le mécanisme politique anglais rend, il est vrai, difficile une entente permanente. C’est l’avantage, mais aussi l’inconvénient des gouvernemens parlementaires qu’ils ne sont pas enchaînés à une seule manière de voir : il y est toujours loisible de passer, par un changement de ministère, d’une conduite à une autre diamétralement opposée. Aussi est-il d’axiome dans la politique extérieure anglaise de ne conclure d’engagemens qu’en vue des circonstances présentes et de ne pas aliéner la liberté d’action de l’avenir, de telle sorte que d’elle on ne peut jamais ni tout craindre, ni tout espérer. Néanmoins cette mobilité théorique n’est pas telle que quelques traditions, reçues et transmises successivement par les partis les uns aux autres, ne demeurent supérieures aux changemens ministériels et ne leur survivent. Telle était la défense de Constantinople et de l’intégrité de l’empire ottoman ; telle aurait pu devenir l’union avec la France.

L’obstacle ne venait pas d’une force invincible des choses et pas davantage de notre mauvais vouloir : il résultait d’une particularité de caractère du peuple britannique. Metternich, qui a vu de très près ses hommes d’Etat de tous les partis, a remarqué que leur défaut est d’être ignorans de ce qui n’est pas l’Angleterre[2]. Clairvoyans sur ce qui se passe chez eux, ils ont la vue trouble dès qu’ils regardent au dehors, et cependant ils ont la passion de s’ériger en juges suprêmes des événemens qui se déroulent dans n’importe quel recoin du monde. Sur aucun peuple ils n’ont des préjugés plus injustes et des notions plus fausses que sur le peuple français[3]. Quelques-uns de leurs observateurs de sang-froid nous jugent à peu près ce que nous sommes, et, avec Bacon « nous déclarent plus sages que nous ne le paraissons » ; la grande majorité nous croit des fous toujours disposés aux aventures, des pirates le pistolet au poing, rêvant d’assaillir n’importe qui, n’importe où. D’une telle manière de voir, adoptée comme point de départ, leur esprit inductif arrive, de visions en visions, aux plus fantastiques terreurs et se maintient dans la plus incurable défiance. Ils se demandent à tout propos si nous n’allons pas débarquer à l’improviste sur leurs rivages.

  1. Cesare Balbo, Speranze d’Italia. Nuova appendice : « Non è tra Inghilterra e Francia niuna di quelle situazioni reciproche, le quali fanno le inimicizie naturali perpétue. »
  2. Metternich, Mémoires, t. VI, p. 358.
  3. Metternich, t. V, p. 62.