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précipité de son courrier, auraient suffi pour avertir tous les observateurs, et ils étaient nombreux, surtout depuis que la connaissance de la défection prussienne mettait tous les curieux aux aguets pour savoir quelle réponse le ministère français allait y faire. De plus, la division pratiquée dans le conseil entre les dépositaires de la confidence et ceux qui en étaient exclus était loin de profiter au mystère : ceux à qui on ne disait rien, devinant facilement qu’on leur cachait quelque chose, étaient à leur aise pour faire des suppositions et ne se croyaient pas obligés de les taire. Cet espionnage réciproque, que Bernis dépeint, faisait aux uns comme aux autres une situation ridicule et intolérable. Bref, le bruit d’un rapprochement entre la France et l’Autriche devint comme répandu dans l’air qu’on respirait à Versailles.

L’opinion ainsi accréditée ne tarda pas à être confirmée par l’attitude que prirent Marie-Thérèse et son ministre en apprenant l’alliance de la Prusse et de l’Angleterre, et qui fut tout de suite beaucoup plus dégagée et beaucoup plus nettement hostile que celle du ministère français. Depuis les dernières communications échangées entre Londres et Vienne, et dont le caractère avait été, on l’a vu, d’une aigreur extrême, c’est-à-dire depuis six mois déjà écoulés, les rapports entre les deux cours étaient restés froids et tendus. Ce ne fut donc qu’avec un embarras visible que l’envoyé anglais Keith vint communiquer à Kaunitz le texte de la convention dont il n’avait pu donner aucun avis auparavant, puisque à lui-même on ne lui en avait pas soufflé mot. Kaunitz reçut le document, remercia de la connaissance qui lui était donnée, sans ajouter aucune observation. Puis, deux jours après : « L’impératrice, lui fit-il savoir, me charge de vous dire qu’elle s’attendait à cette communication et qu’elle espère que le roi d’Angleterre tirera de cette convention tout l’avantage qu’il s’est promis en la concluant. » On sut en même temps qu’après en avoir pris lecture, l’impératrice avait dit assez haut pour être entendue : « Il y a longtemps que je sais que l’Angleterre me boude : j’en ai pris mon parti. » Elle avait insisté surtout, avec une vivacité affectée, sur l’article de la convention qui, excluant les Pays-Bas de la neutralité, la désignait, disait-elle, aux attaques de la France. Mais ce qui fut plus significatif, c’est ce qui eut lieu, quelques jours après, dans une petite réunion tenue chez Kaunitz lui-même, et où se trouvait entre autres assistans le ministre de Prusse, Klingraeffen : — « J’ai été témoin oculaire, écrivait cet envoyé, il y a quatre jours, lorsque le comte Kaunitz s’empara du vicomte d’Aubeterre (l’ambassadeur de France) le soir à la petite assemblée, et le mit dans un coin (ce qu’il n’avait jamais fait ci-devant) où ils s’assirent. Le premier lui parla à l’oreille pendant plus d’une demi-heure, avec un air