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ans que je dîne deux ou trois fois par semaine chez Mlle Mars, et elle ne m’a jamais rien donné ! » Parasites, amis désintéressés, lui fabriquent l’opinion publique, dont elle a besoin ; ils lui laissent ses mots, lui prêtent les leurs ou ceux des autres. Grâce à cette complicité, elle prend toujours et ne rend jamais, cumule les rôles d’ingénues, de jeunes amoureuses, de grandes coquettes. Faire revivre dans tout son éclat le répertoire de Molière, donner en quelque sorte une âme nouvelle à Célimène, Agnès, Elmire, ne lui suffit point : avec son merveilleux flair du succès, elle sent que la jeunesse et, avec la jeunesse, la réputation va vers l’école romantique, et, triomphant de ses propres répugnances, elle mettra son talent flexible, sa voix enchanteresse au service de Victor Hugo, d’Alexandre Dumas : sa dernière création sera Mlle de Belle-Isle. A cinquante ans de distance, un vieux critique la revoyait ravissante d’amour chaste et de grâce virginale dans la scène du cinquième acte d’Hernani, comparable à tout ce que Shakspeare a rêvé de plus suavement poétique. « La perfection de l’art, ajoute Pontmartin, secondée par une inspiration subite et une émotion longtemps contenue, ne pouvait aller plus loin… L’admiration factice, l’enthousiasme de parti pris, se changèrent en délire. Nos aînés, qui connaissaient le riche répertoire de Mlle Mars, se demandaient par quel prodige cette grande artiste, si habile à rendre les nuances des rôles de Sylvia ou de Célimène, d’Elmire ou d’Araminte, se révélait tout à coup, non pas égale, mais infiniment supérieure à toutes les actrices de tragédie ou de drame. » Mais la cabale était forte ; aux représentations suivantes, ces gueux de payans paraphrasaient à coups de sifflets le vers célèbre :


Avec impunité les Hugo font des vers ;


et les hugolâtres, craignant que Mlle Mars, habituée à n’embourser que des complimens, ne se décourageât, lui apportaient tous les soirs, dans sa loge, bouquets et couronnes, hommages et dithyrambes passionnés, exagéraient le chiffre de la recette, répétaient sur tous les tons que les sifflets ne la visaient point. Mais elle de répondre dans un transport de colère : « Tout cela est bel et bon ; ils ne s’adressent pas à moi, mais c’est moi qui les reçois en plein visage, tandis que M. Hugo est libre d’aller se promener sur le boulevard. Non, c’est impossible ! je suis à bout de forces. Encore deux soirées comme celle-ci, et je renonce à la lutte ! » Ce qu’elle se garda bien de faire.

C’est une charmeuse, quand elle veut ; mais elle ne veut pas toujours, traite souvent avec hauteur ses camarades, et ceux-ci en restent à l’admiration, comme la mère du comte de Narbonne