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chez elle des auditeurs éclairés, Fontanes, Monge, Morellet, Carion-Nisas, Norvins, Mlle de Meulan, Cuvier, Pasquier, Mmes  de Vintimille, de Fezensac, sans compter sa mère, Mme de Vergennes, « un heureux accident de son salon. » Un bon feu, du thé, ce n’est guère plus que Mlle de Lespinasse, qui donnait simplement à causer et non à manger ; elle n’ignore pas qu’elle aurait plus de réputation si elle avait plus d’argent, car ce vilain métal fait la moitié de l’esprit d’une maîtresse de maison. Elle-même se plaisante agréablement à propos de cette invasion littéraire : « J’ai peur, en vérité, que tu ne retrouves à ton salon un certain air de bureau, et à ma mère et à moi la figure de Cathos et de Madelon : si je me laisse faire, d’ici à huit jours j’aurai entendu trois tragédies, une comédie en cinq actes et un opéra-comique. Tandis que tout dort à Paris, le monde littéraire veille seul, et, à cause de vos dignités, il ne se barbouille pas la moindre feuille de papier qu’on ne se croie obligé d’obtenir votre protection par mon suffrage. » On fit chez elle, on fit pour elle chez Mme de Pastoret ; la comédie de Lemercier, Plaute chez le meunier, lui semble fort spirituelle ; les États de Blois n’auront qu’un succès d’estime ; elle était pleine de préventions contre la Mort d’Henri IV, mais elle a versé des larmes à la lecture, et la tragédie de Legouvé lui inspire une lettre enthousiaste : le rôle du roi est noble et touchant, celui de la reine très passionné, celui de Sully très beau. Diplomatiquement elle admire le monologue où le Béarnais développe le plan qu’il va exécuter contre l’Autriche, et qui est l’histoire exacte de la dernière campagne : impossible, en applaudissant Henri IV, de ne pas penser à l’empereur. Plus tard les rôles sont intervertis : lorsqu’elle accompagne Joséphine à Aix en Savoie, elle demande des nouvelles à M. le surintendant, qui s’entend en plaisirs comme en bonheurs, regrette visiblement ses tracas comiques. N’est-il pas naturel d’aimer les besognes où l’on excelle ? D’ailleurs, elle a avec les gens de théâtre quelques affinités, elle est une délicieuse comédienne de société, et son fils Charles de Rémusat, le futur ministre de 1840, de 1871, héritera d’elle cette passion. Elle a organisé une troupe d’enfans, dont, à l’âge de huit ans, il est le Fleury et le Talma : cela le divertit, le force à parler haut et intelligiblement. En 1805, les enfans jouent les Plaideurs, l’Avocat Pathelin, avec un ensemble étonnant, devant un auditoire de parens : à ce propos, Charles avoue à sa mère qu’il trouve les veilles des jours de plaisir bien plus agréables que les lendemains, et il lui demande pourquoi on ne s’amuse pas autant tous les jours de la vie ; il ignore la loi des contrastes, qu’il vaut mieux courir que tenir, et qu’on a plus de bonheur par ce qu’on désire que par ce qu’on possède. En 1806, pour célébrer la fête de Mme de