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jouer Oreste, pâle d’émotion et la voix altérée, il lui demanda : « Mais est-ce bien vous que je revois ? Je croyais que les Euménides vous avaient dévoré ! » Puis vint le tour des dames : poètes, chansonniers firent assaut d’esprit en leur honneur ; les danses, des proverbes improvisés prolongèrent la fête jusqu’au matin.

Un de nos moralistes les plus aimables, arbitre infaillible en matière d’élégance intellectuelle et de bon ton, un de ces êtres trop rares chez lesquels la politesse n’est que la grâce de la bonté et qui ne s’estiment jamais plus que leur fortune, Brifaut a laissé un fin croquis du salon de Talma à cette époque : les personnages ont un peu changé, la pièce demeure sensiblement la même ; Julie n’est plus là, mais celle qui la remplace, malgré tout son mérite, n’a pu enlever au salon cette physionomie artistique et, disons le mot, un peu libre, qui choquait sans doute le causeur de prédilection des grandes dames du faubourg Saint-Germain.

« Quelle foule dans le salon de Talma, ou plutôt quelle foire que ce salon ! Grands du jour, courtisans de l’ancien régime, artistes, hommes de lettres, savans, intrigans, agioteurs, se donnaient la main et jouaient au boston devant le foyer doré de l’opulent successeur du pauvre Lekain. J’ai vu souvent là le peintre Gérard, qui mettait autant de finesse dans sa conversation que dans ses compositions, causer avec le vieux Ducis, ce patriarche tragique, à la tête superbe, aux cheveux blancs, à la parole forte des prophètes, dont il avait l’air inspiré et le regard étincelant ; le mathématicien Legendre écouter Masson jouant des proverbes ou mystifiant quelque nouveau débarqué de la province ; Mme Gay, ce tourbillon d’esprit, envelopper, enlever, étourdir le bon Clavier l’helléniste, qui n’en pouvait plus et restait suffoqué. Que vous dirai-je ? La brillante Mme de Bawr… le peintre Guérin, si habile et si modeste ; Arnault, Chénier, Lemercier, les trois tragiques qui s’étaient partagé la succession de Voltaire, comme Antiochus, Cassandre et Lysimaque se distribuèrent l’héritage d’Alexandre ; tant d’autres, dont les noms m’échappent, rendaient par leur association les fêtes de Talma aussi piquantes qu’elles étaient recherchées. Malgré la maîtresse du lieu, dont le ton toujours réservé et convenable n’avait pas l’avantage d’imposer, les bonnes manières et le langage mesuré n’entraient que rarement dans le programme de la soirée. Le plus curieux, le plus divertissant de tous, qui le croirait ? c’était Talma, Talma lui-même. Quand il prenait un livre de parades et qu’il nous lisait Léandre hongre ou Gilles ravisseur, c’était à se pâmer de rire. J’ai vu de vieux amateurs se rouler sur le tapis, des femmes sortir en se tenant les côtes. Je lui disais souvent : « Vous avez manqué votre vocation.