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Chose admirable ! tandis qu’il semble envoûté par les fantômes de la tragédie, il conserve tout son sang-froid, demeure plein d’attention pour ses camarades, se préoccupe presque autant de leurs rôles que du sien, ne donne jamais un coup de poing, ne fait pas de noirs à une héroïne, tue mieux que personne. « Je ferais une addition dans les fureurs d’Oreste, » dit-il en 1822, et cette disposition lui permet de frapper davantage l’âme du spectateur. Un jour qu’il jouait l’Œdipe de Voltaire, il s’aperçoit que Desmousseaux s’est barbouillé de charbon pour figurer les rides du visage, et entame avec lui un dialogue en partie double. Une autre fois, dans Sylla[1], tandis que Talma débite un monologue, Aristippe, figurant, s’amuse à jouer avec le casque placé sur la table. Laissez ce casque ! dit l’acteur au milieu d’une tirade. Un instant après, le figurant recommence. Ne touchez donc pas à ce casque ! reprend le tragédien. Enfin, à une troisième récidive : Mais pourquoi touchez-vous donc à ce casque ? Tout ceci sans que le public s’aperçût de rien, et, de retour dans les coulisses, il ne songea même pas à gronder l’obstiné. Ne voilà-t-il pas deux argumens assez péremptoires en faveur du Paradoxe sur le comédien ?

Nommé professeur au Conservatoire en 1806 avec Fleury, Lafon, Baptiste aîné, Dugazon, son enseignement contrastait avec celui de ses collègues. Fleury, aussi sévère pendant la leçon qu’il se montre gracieux avant, après ou ailleurs, remplaçant l’éloge par le silence, donnant volontiers à son appréciation la forme de l’ironie ; Baptiste aîné, le plus zélé, le plus consciencieux des maîtres ; Talma, professeur fantaisiste, adoré de ses élèves, qu’il réunit plus souvent chez lui qu’au Conservatoire, et transporte d’admiration lorsqu’il joint l’exemple au précepte, prompt à la louange, doux et patient, le plus distrait et le plus inexact des hommes. Mais quand sa papillonne lui a fait grâce, lorsque ses disciples peuvent l’attraper, quelle délicieuse revanche ! comme il se prodigue, et quel merveilleux théoricien de l’art dramatique ! comme il leur apprend à poser la voix, à la conduire à travers les inflexions les plus hardies, sans compromettre la noblesse du débit ! En simple costume de ville, une chaise entre les jambes, le lorgnon à la main, il paraissait aussi tragique que sur la scène. « Pas de force ! que la trace ne s’en aperçoive pas ! recommande-t-il à une Phèdre de sa classe : songez que Phèdre, consumée depuis longtemps par sa passion, a passé trois jours et trois nuits sans dormir ! Phèdre vit de la fièvre qui la brûle et du rêve qui la poursuit ; elle n’est pas sur terre, elle est dans les nuages. » Et, raconte Régnier, la voix, le regard du professeur se voilaient

  1. Il portait dans ce rôle une perruque qui le faisait ressembler à Napoléon. Succès de perruque, ricanèrent les ennemis de la pièce et de l’acteur.