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impression bien différente et je crains que cette coquetterie du roi de Prusse ne soit qu’une séduction. Tenez ceci, s’il vous plaît, pour vous seul. » — Et le comte de Broglie, ainsi averti, écrivait à Nivernais lui-même : — « Prenez garde ! Ceux qui connaissent le mieux le roi de Prusse, ne regardent pas comme de bon augure les politesses distinguées qu’il a pour vous, et pensent qu’il ne faut jamais moins compter sur ce prince que quand il caresse, ou pour mieux dire quand il affecte de caresser[1]. »

En France même, enfin, on commença bientôt à s’étonner qu’il se plût à prolonger un séjour qui aurait dû lui être pénible : le ministre s’impatientait qu’il ne comprît pas ou ne voulût pas comprendre que le silence gardé sur le projet d’alliance dont il avait envoyé le texte était un refus tacite de s’y associer. On aurait voulu qu’il trouvât un prétexte honnête pour se retirer sans bruit et sans briser les vitres avec Frédéric. Sa santé, dont il se plaignait constamment et qui devait souffrir de l’hiver du Nord’ en fournissait un tout naturel. On lui écrivit donc que, puisque le climat l’incommodait, le roi lui permettait d’abréger, à son gré, son ambassade. En remerciant de cette marque d’attention : — « J’en userai, répondit-il, mais je n’en abuserai pas. » Il fallut bien alors se résoudre à parler clairement, et le 13 mars il reçut de Rouillé ce billet dont la politesse déguisait mal un fond de sécheresse et de mécontentement : — « J’aurais cru, Monsieur, que vous auriez compris par les lettres particulières que j’ai eu l’honneur de vous écrire que le roi ne croit pas devoir se presser de renouveler son traité avec le roi de Prusse. Il faut donc vous confier ce secret, afin que vous preniez vos arrangemens pour votre retour de façon, cependant, que la cour où vous êtes n’en prenne aucun ombrage. Nous avons, Monsieur, depuis près de deux ans, proposé de renouveler ce traité : le roi de Prusse a fait la sourde oreille jusqu’au temps où il a fait la convention avec le roi d’Angleterre. Actuellement il le désire, et Sa Majesté ne croit pas devoir se presser et se déterminer dans les circonstances présentes. Ce que j’ai l’honneur de vous marquer sera pour vous seul : je vous prie de brûler cette lettre et d’en oublier le contenu. (De ma main ; billet lu et approuvé par Sa Majesté[2].) »

  1. La Touche au comte de Broglie. — Le comte de Broglie à Nivernais (Correspondance supplémentaire de Prusse : ministère des Affaires étrangères).
  2. Lucien Perey, p. 302. — Stahremberg à Kaunitz, 4 mars 1756 (Archives de Vienne). C’est Stahremberg qui raconte l’impatience causée au ministère par la durée du séjour de Nivernais à Berlin, et les efforts faits pour le lui faire comprendre. Il en tenait le détail de Rouillé lui-même. — M. Lucien Perey cite bien une lettre de ce ministre, approuvant complètement la conduite de Nivernais, mais cette lettre, dont on ne donne pas la date, a trait évidemment aux dépêches de Nivernais rapportant ses premiers entretiens avec Frédéric, dans lesquels il avait effectivement d’abord bien maintenu son terrain.