Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/512

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à remplir, mais toutes deux dirigées dans le même sens et visant des objets analogues : l’une publique qui consistait à détacher de l’Autriche et de l’Angleterre le roi Auguste, père de la Dauphine, et son favori le comte de Brühl, l’autre secrète, destinée à préparer l’avènement d’un prince français à la couronne élective de Pologne, pour tenir tête au parti russe ; à Ratisbonne, l’abbé Lemaire, représentant le roi de France auprès de la Diète, devait mettre tous ses soins à y maintenir une majorité indépendante du conseil antique. Le mot d’ordre était partout le même : lutter par conseils, par dons, par menaces contre la prédominance autrichienne en attendant le conflit armé. Et maintenant voilà qu’à un jour donné et à l’improviste les deux rivaux s’embrassent au lieu de se combattre ! Est-ce bien possible ? Que croire, que penser et surtout que dire ? Comment opérer soi-même, comment expliquer à d’autres ce changement de front ? Comment rassurer tous les amis et les protégés de la France qui, ne voyant plus où on les menait par ces sentiers ignorés, allaient se croire égarés ou abandonnés ? Le maréchal de Noailles n’avait pas eu tort, en effet, de prévoir le trouble que ressentiraient, devant une manœuvre inexpliquée, les États secondaires qui, depuis la paix de Westphalie, croyaient leurs libertés confiées à la garantie de la France. Ces vieux cliens de nos rois, pensant être livrés à la discrétion de l’Autriche, éprouvèrent un instant de consternation, et beaucoup d’entre eux étant protestans, ce furent les plaies religieuses de l’Allemagne si mal cicatrisées qui parurent prêtes à se rouvrir ; en un mot ce qu’on appelait, dans la langue diplomatique du temps, la balance de l’Europe, agitée d’un sursaut inattendu, semblait devenir folle.

Pour imprimer un tournant si court à la direction d’une politique séculaire, il n’aurait pas fallu moins que le mélange de fermeté et d’adresse qui fait les grands ministres. Ce n’était pas une œuvre d’une exécution facile que de se faire comprendre de ses propres agens, avant de les faire obéir et de leur expliquer par des traits assez nets pour être accessibles à tous les esprits, la cause, le but, la portée exacte du mouvement qui les surprenait, afin de leur inspirer la confiance qu’ils devraient ensuite communiquer autour d’eux. C’était toute l’œuvre de la royauté à reprendre en sous-œuvre et à remanier pour l’appliquer au nouveau système. Quel était le ministre de Louis XV qui fût à la hauteur d’une telle tâche ? Bernis, avec l’ouverture d’esprit dont il était doué, en aurait au moins compris la nécessité, mais Bernis n’était pas ministre, et Rouillé, plus jaloux que jamais de ses prérogatives, ne lui laissait pas même jeter un regard, encore moins donner un conseil ou un ordre en dehors, soit de l’affaire