Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/533

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

serait au-dessus de ses forces de la revoir mariée, mais il l’aimerait de loin sans avoir rien à se reprocher. Il prit respectueusement congé d’elle et partit pour le Sénégal. Au fond, il espérait l’oublier, ou mourir. Pendant deux ans, les fièvres l’épargnèrent, puis l’expédition du Dahomey s’ouvrit à propos. Mais voilà qu’il en revenait sauf, et que le souvenir de Mme de Nesmes engourdi, mais vivant, lui faisait toujours mal, comme une blessure non fermée.

Une petite secousse l’avait rouverte !


II

De nombreux équipages stationnaient autour de la Croix du Grand-Veneur. C’était un remuant assemblage d’officiers en uniformes clairs ou sombres, de dames en toilettes gaies, d’élégans portant une fleur à la boutonnière. La fanfare des artilleurs venait d’apparaître, sonnant une marche allègre. Des ondées légères alternaient avec des coups de soleil. Le comte de Coinchant, colonel du 27e chasseurs, évoluait au milieu des groupes; à son côté, sa fille, une frêle et nerveuse amazone, répondait aux saints; ils montaient des chevaux parfaitement mis. On regardait fort la jeune fille.

L’arrivée de Louvreuil, sur Lady Keats, fut remarquée. Il ne faisait qu’un avec elle, et la maniait avec une grâce souple et forte. Sans être beau, il frappait l’attention ; son teint pâle donnait un vif éclat à ses yeux noirs : son expression était habituellement grave, toute de bonté, un peu ironique parfois. En ce moment, il avait grand air, et plus d’un l’enviait, ne fût-ce que comme excellent écuyer. Il conduisait sa bête d’un fil; haute et svelte, courbant sa fine tête cavecée de more, elle s’avançait d’un pas bondissant et rythmé, la bouche blanche d’écume, sa robe en soie marron huilée d’or, aux épaules. Il salua des dames, serra la main de camarades. Ses regards cherchaient, impatiemment, Mme Viot. On l’avait vue galoper dans une allée. Il s’y porta d’un bond.

Elle ne tarda pas à lui apparaître, haut campée sur une jument mecklembourgeoise. Grande et robuste, elle avait les yeux beaux et francs, les cheveux gris, du duvet aux lèvres, ce qui lui constituait un charme viril et une dignité militaire.

— Bonjour, Louvreuil, fit-elle en s’arrêtant court, et elle le dévisageait avec une assurance affectueuse, où perçait un peu de malice. Vous voilà bien intrigué, n’est-ce pas?

Le geste qu’il ébaucha fut équivoque. Il ne voulait pas être ému, ni laisser paraître la curiosité qui l’agitait.

— Vous ne verrez pas notre amie au rallye, dit-elle. Elle n’a