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Lady Keats sauta très haut, saluée d’applaudissemens. Il la caressa ; mais comme il y prenait plaisir, il se représenta la tristesse de Mme de Nesmes, errant sous les grands arbres du parc de Thoir, le long des eaux dormantes. Que pensait-elle, en cet instant? Combien elle devait se sentir seule ! L’impuissance où il était à rien faire pour elle lui noya le cœur d’amertume. S’arrêtant au bas d’un talus, il mit pied à terre, pour rajuster la gourmette du mors qui s’était défaite. Des artilleurs au grand trot passèrent ; l’un d’eux lui cria quelque chose, ils disparurent. Il était en plein bois de pins, dans un jour sombre qui rendait blafards les os des rochers gris rongés de mousse. Le soleil venait de s’éclipser, un vent frais soufflait et glaçait son corps en moiteur. Un corbeau s’envola du sol jonché d’aiguilles roussâtres. Le silence pesait. Une tristesse infinie saisit son cœur. Elle venait de l’aspect des choses et du fond de lui-même. Il jugea la vie mauvaise, le monde mal fait ; l’inutilité de tout lui apparut.

« Les hommes sont vils! » murmura-t-il. Et il détesta M. de Nesmes, qu’il ne connaissait pas, après avoir haï cordialement M. Osborne ; mais aussitôt, il se prit en pitié : « Valait-il mieux, lui qui convoitait la femme d’autrui? » Son dégrisement fut tel, après cette ivresse de la course, que le dégoût de vivre lui monta aux lèvres. Mourir d’une balle, ou s’enferrer sur les baïonnettes : on ne souffre plus, au moins !... Mais Lady Keats effrayée s’ébroua, les naseaux frémissans, ses larges yeux noirs montrant le blanc. Louvreuil baissa les yeux : un lien vivant s’entortillait à sa jambe ; il reconnut une vipère rouge et la trancha, d’un coup de stick, sur le cuir de sa botte. Cela s’était passé en un éclair, il dégagea son pied de l’étreinte molle et grouillante, qui lui faisait horreur, et broya la tête du reptile. Après quoi, une chaleur courut le long de son dos, et il s’éloigna vivement. L’odeur des pins lui sembla suave, le péril disparu lui laissait une sensation singulière : il percevait la vie avec une intensité extrême. Remis en selle, il se lança sur les traces qui lui marquaient le chemin.

Lady Keats filait en flèche. Le sol de sable, amolli par les ondées, rendait son galop plus moelleux. Louvreuil, qu’un sûr instinct guidait, ne se fourvoya point. Des clameurs lointaines, apportées par le vent, le guidèrent vers la Mare aux Évées. Il força l’allure. Tout à coup des voix cornèrent à son oreille : — Vol ce l’est! Vol ce l’est! — et dans un hourvari de meute, toute la cavalcade déboucha.

Un rayon de soleil oblique éclairait les visages. Il distingua le jeune Colson’s, lieutenant à son escadron, qui, les yeux hors de la tête, aboyait d’une voix rauque et joyeuse : — Ouap! ouap ! — Le petit prince d’Eylau, frêle et blond, serré dans son dolman comme