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chef et s’arrêta face à lui, les talons joints, les bras pendans sur le côté.

— J’ai besoin de vous, reprit Sonis avec un accent d’autorité et d’émotion. Il y a là des lâches qui refusent de marcher : marchez vous-mêmes ; rapprenez-leur le devoir ; montrez-leur ce que peuvent des Français et des chrétiens...

— Oui, mon général, dit simplement Charette : nous allons le leur montrer.

Et se retournant vers sa troupe bruissante et qui fermentait déjà, il lui fit du bras un geste fier qui signifiait : debout ! et qui la redressa toute; puis, la voyant à peu près attentive, il lui cria à pleine gorge :

— Le général a besoin de vous !... Êtes-vous prêts ?...

Ils ne répondirent pas d’un accord unanime, car un rang entier ne se meut ni ne pense comme un seul homme ; il leur fallut le temps de voir, d’interroger, d’entendre, de concevoir, de vouloir. Mais, dominant à la fin par des clameurs libres et volontaires leur murmure même et le bruit vaste de la bataille :

— Oui! oui! protestaient-ils les uns après les autres. Vive la France!... Vive le pape!... Nous sommes prêts!...

Sonis leva au ciel ses yeux humides; exalté sur le pavois de ces mille consciences qui tendaient au même acte et s’offraient au même sacrifice, il se sentait tout près de Dieu et reportait vers lui sa joie sublime.

— Je marcherai avec vous, Charette... reprit-il, jaloux de s’ajouter comme soldat aux soldats qu’il envoyait mourir.

Puis, tandis que la troupe courageuse se paquetait d’elle-même et se hérissait pour combattre, il se pencha davantage vers le colonel, en s’appuyant au pommeau :

— Dites-leur... continua-t-il d’une voix grave et sur laquelle on sentait comme le poids des vies qu’il allait engager, dites-leur qu’un régiment français est enfermé dans Loigny, cerné, fusillé... Dites-leur qu’il faut le délivrer à tout prix.

En effet, le 37e de marche résistait toujours, retranché là-bas dans le cimetière: à bout de cartouches, il avait formé au centre, en un seul carré, tous les hommes qui ne pouvaient plus tirer, et qui, pour se défendre contre les balles, ne disposaient plus que de baïonnettes. Quelque diligence qu’on fît, ces malheureux étaient perdus sans doute. Mais Sonis savait que la besogne toute négative de couvrir une retraite sollicite peu le courage français, tandis qu’un but nettement aperçu, fût-il d’ailleurs illusoire, fixe les yeux, ordonne les mouvemens, capte les espérances et surexcite les volontés. Déjà le numéro du régiment pour le salut duquel on croyait marcher courait de bouche en