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par son seigneur, l’ingéniosité d’un sage, prisonnier d’un roi, qui recouvre la liberté pour avoir deviné la présence d’un ver dans une pierre précieuse et l’origine toute roturière du roi, le jugement de Salomon, les nobles sentences des philosophes antiques, nous persuadent de cette vérité très italienne : L’intelligence bien aiguisée et alerte est la plus grande richesse qui soit au monde. Mais la passion, l’enthousiasme et l’amour? Les vieux Florentins s’y intéressent assez mollement. Ils estiment fort une maxime qui vient d’Aristote et qu’ils attribuent à l’empereur Frédéric II : « Il n’est rien de meilleur que la mesure. » La tempérance, la prudence, un appétit sagement réglé, voilà des vertus qui modèrent l’enthousiasme et rafraîchissent la passion. Quant à l’amour, ils le comprennent et le dépeignent de deux façons, l’une comique et l’autre étrangement tragique. La première nous ramène à la tradition de nos fabliaux : le mari jaloux, dupé par les amans, artisan de sa propre misère. Et c’est là tout le souvenir que le Novellino a gardé de l’histoire de Tristan et d’Iseult. Le roi Marc a grimpé, la nuit, dans un pin pour surprendre le couple amoureux qui, le croyant à la chasse, se rencontrera au pied de l’arbre accoutumé ; mais Tristan entrevoit, parmi les branches, l’ombre conjugale, et, de loin, d’un geste, dénonce le péril à Iseult « la blonde ». Une feinte querelle éclate entre les amans : « Chevalier félon, déloyal, je t’ai donné ce rendez-vous pour me plaindre à toi-même de ton grand crime. » Tristan répond : « Les chevaliers félons de Cornouailles m’ont accusé faussement : je n’ai rien dit contre l’honneur de mon oncle le roi, je n’ai rien tenté contre le vôtre. Mais, puisque vous le voulez, j’obéirai, j’irai finir mes jours en des pays très lointains. » Le roi, dans son arbre, goûtait une consolation extrême. Le lendemain, Tristan fit seller ses chevaux et prépara un départ bruyant. Le roi réunit ses barons afin d’inviter d’une manière solennelle son neveu à ne point partir. Il ordonna à la reine de le prier de demeurer. « Et c’est ainsi que demeura Tristan, qui n’avait été ni surpris ni trompé, grâce à la sage précaution qu’ils eurent tous les deux. »

L’amour, ainsi organisé, contente tout le monde à la fois. Mais si cette belle harmonie vient à manquer, il n’est point de passion plus sûrement mortelle. Une jeune fille noble aime Lancelot « outre mesure ». Mais Lancelot, qui aime la reine Ginèvre, a dédaigné son amour. Désespérée, elle veut mourir. Sa dernière volonté est pour le suprême voyage de son corps charmant. On la dépose, revêtue d’habits magnifiques, une couronne d’or au front, sur un lit d’étoffes précieuses, toutes brodées de pierreries, au fond d’une barque tendue de draperies vermeilles. Et la barque, sans voile et sans rames, est abandonnée au souffle du vent, au