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petit-fils Conradin à Naples. Cet empereur révolutionnaire qui écrasait en Italie le régime féodal, ce prince hérésiarque qui voulut faire du pape son chapelain et qui vénérait le Coran plus que l’Evangile, ce docteur couronné qui commentait Aristote et conviait le monde latin à l’école des Arabes, devait garder longtemps un incomparable prestige. En portant sur l’Italie l’axe de l’Empire, en fixant sur les provinces napolitaines, la Grande-Grèce et la Sicile, la scène principale de l’histoire, Frédéric II avait rendu au parti gibelin et césarien ce rare service de se considérer désormais, de bonne foi, comme un parti italien et national. Lui, il avait été réellement roi d’Italie, royauté que Charlemagne, les Othons et son grand aïeul Barberousse n’avaient occupée que d’une manière tout idéale. On lui pardonna ses violences et son despotisme oriental pour ne se souvenir que de sa justice et de son génie. On oublia les cruautés de ses vicaires, Pierre de la Vigne et Azzolino da Romano, Milan saccagée, Padoue torturée, pour ne plus voir que la noblesse de son rêve : l’Empire relevé selon la tradition romaine, la paix rétablie entre les religions de bonne volonté, l’Europe chrétienne embrassant l’Asie musulmane. Frédéric II s’intitulait lui-même, dans ses actes diplomatiques, la loi vivante sur la terre. Le Novellino le proclame le miroir du monde pour la bonne vie : Spechio del mundo in costumi. « Il aima beaucoup, ajoute-t-il, le parler délicat et s’étudia à donner de sages réponses ». Et cette fois, ce n’est plus la Florence bourgeoise, mais l’Italie gibeline, qui compile les contes du recueil.

Comme il avait inventé, pour l’Italie féodale, la tyrannie entendue à la façon antique, on se souvenait de maintes sentences où éclatait l’idée qu’il s’était faite du pouvoir absolu. Un jour, à la chasse, il lance sur une grue son faucon « souverain », qui « lui était plus cher qu’une ville ». L’oiseau file au plus haut des airs, aperçoit un aiglon, fond dessus et l’étrangle. L’empereur accourt et trouve l’oiseau impérial souillé de sang. Il appelle son bourreau et fait couper la tête au faucon, « parce qu’il avait tué son seigneur ». « Au siège de Milan, son autour favori s’était enfui dans la ville. L’empereur l’envoya quérir par ambassadeurs. Le podestat tint conseil; on fît beaucoup de discours, et les magistrats furent unanimes pour rendre l’oiseau, « par courtoisie ». Seul un vieux Milanais conseille de le garder. « Puissions-nous, dit-il, tenir l’empereur comme nous tenons l’autour! » Les ambassadeurs revinrent et contèrent ce qui s’était dit. « Est-il possible, s’écria Frédéric, qu’il y ait eu à Milan un homme qui ait osé contredire son maître? — Oui, messire. — Et quel homme était-ce? — Messire, un vieillard. — Non, il ne se peut qu’un vieillard ait dit si grande injure et fût si peu de bon sens. Voyons, quel air avait-il