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formé ses armées de Sarrasins et de mercenaires: il en avait écarté la noblesse féodale. Il s’était ainsi isolé si fort de l’aristocratie napolitaine que ses successeurs, Manfred et Conradin, se trouvèrent presque dépourvus, en face des Angevins, d’armée italienne. Quant à la croisade, il fallut les colères et les excommunications de Grégoire IX pour décider Frédéric à voguer vers la Palestine. La chrétienté et Rome furent déconcertées par cette entreprise plus diplomatique encore que religieuse. L’empereur ne partit d’Italie qu’après avoir signé le traité de paix avec le Soudan d’Egypte ; il entra dans Jérusalem sans avoir versé une seule goutte de sang. Le pape cria bien haut qu’il s’était rendu en Terre-Sainte non comme chevalier et pèlerin, mais comme pirate musulman. Il lui rendit dès lors la vie si dure, frappa si maladroitement d’interdit le saint-sépulcre et la ville sainte, que Frédéric, découragé, quitta l’Asie, désertant la seule croisade dont les résultats aient eu des chances de longue durée.

Mais l’Italie n’était point elle-même un pays de chevalerie. Cette grande institution militaire ne prospéra que dans les contrées où l’ordre féodal aboutissait à une suzeraineté très haute et unique. La féodalité italienne, partagée entre l’Empire et l’Eglise, manqua toujours soit d’une suzeraineté nationale, soit d’une dynastie souveraine. Et, de très bonne heure, les communes et les petites tyrannies achevèrent de la ruiner. Quand l’Italie eut besoin de chevaliers pour ses poèmes romanesques, elle les fit venir de France et leur confia des rôles héroï-comiques. Aussi n’eut-elle jamais pour la croisade qu’un enthousiasme limité. Elle s’y prêta toujours d’une façon oblique, faisant payer comptant le concours de ses galères, s’inquiétant beaucoup plus de la fortune de ses comptoirs du Levant que du salut de la Terre-Sainte, parfois même allant chercher dans les chrétientés primitives des reliques utiles à sa politique. Ainsi fît Venise, qui, en quête des ossemens de saint Nicolas, patron des navigateurs, eut l’heureuse chance de trouver, dans un couvent d’Anatolie, enfouis sous le même autel, deux saints Nicolas. Elle en donna un à Pise, et mit l’autre dans l’église du Lido, qui veille de loin sur Saint-Marc, le Grand-Canal et l’entrée de l’Adriatique.

Les chevaliers du Novellino n’ont point le respect de la hiérarchie féodale. Master Polo, seigneur de Romagne, reçoit de leur part les plus étranges affronts. Trois d’entre eux ont fait construire un banc où ils se prélassent d’habitude, ne permettant à personne d’y prendre place à leurs côtés, et Master Polo n’ose aspirer à l’honneur de ce siège auguste. Encouragés par cette première impertinence, les autres chevaliers rétrécissent la porte d’un de leurs palais, de telle sorte que le suzerain, qui est très corpulent, grosso