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mes gens et de mon pays. — Eh bien ! répondit le Soudan, je te fais grâce et te laisse libre. » Il ordonna à son trésorier de compter au chevalier deux mille marcs d’argent. Le scribe, sur son registre, écrivit par inadvertance trois mille, et comme il allait corriger l’erreur : « Ecris, dit Saladin, quatre mille marcs. Ce serait mauvaise aventure si ta plume était plus généreuse que moi. » Un jour de trêve, il fit visite au camp des croisés. Il vit manger les seigneurs à des tables « couvertes de nappes très blanches. » Il vit le repas du roi de France et en loua fort le bel ordre. « Mais il vit les pauvres gens assis misérablement à terre et blâma hautement cela, disant que les amis de leur Seigneur Dieu mangeaient d’une façon plus vile que les autres. » L’histoire était bien plus ancienne que Saladin : on la trouve dans Pierre Damien, le faux Turpin, et deux vieux poèmes chevaleresques, s’appliquant à quatre rois sarrasins différens. Autre leçon donnée aux chrétiens par l’infidèle : les chevaliers admis à le saluer dans sa tente ayant foulé aux pieds un tapis parsemé de croix et « craché dessus comme sur la terre nue, » il leur dit sévèrement : « Vous prêchez la croix, et vous l’avez outragée sous mes yeux : vous n’aimez votre Dieu qu’en paroles et non en action. »

Il suffit maintenant d’une légère évolution de la conscience pour atteindre à l’indifférence religieuse. Et le Novellino n’y a pas manqué. La vieille foi juive, mère du christianisme et de l’islam, si durement traitée en Occident comme en Orient, prendra sous le patronage de Saladin sa revanche de l’Evangile et du Coran. « Le Soudan avait besoin d’argent ; il fit venir un riche juif, afin de le dépouiller. Il lui demanda quelle était la meilleure religion. Si le juif répondait : la juive, c’était une injure à la foi du maître ; s’il disait : la sarrasine, c’était une apostasie ; dans l’un et l’autre cas un bon prétexte à confiscation. Mais l’enfant d’Israël tenait en réserve une histoire qui fut peut-être inventée jadis sur les fleuves de Babylone : « Messire, dit-il, il était une fois un père qui eut trois fils et un anneau orné d’une pierre précieuse, la meilleure du monde. Chacun des fils priait le père de lui laisser la bague en mourant. Et le père, pour contenter chacun, appela un bon orfèvre et lui dit : « Maître, fais-moi deux anneaux semblables à celui-ci et mets à chacun une pierre pareille à celle-ci. » Le maître fit les anneaux si ressemblans que personne, hormis le père, ne pouvait distinguer le vrai. Il fit venir ses fils chacun à part et dit le secret à chacun, et chacun crut recevoir le vrai anneau, que le père seul connaissait bien. C’est l’histoire des trois religions, messire. Le père qui les a données sait quelle est la meilleure, et chacun de ses fils, c’est-à-dire nous autres,