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habile à les traduire dans tous leurs détails avec une exactitude, une précision et une clarté admirables, ponctuel enfin à les transmettre au moment déterminé, il avait été pour Napoléon un instrument parfait[1]. Avec lui, l’Empereur était tranquille : les ordres étaient rédigés de telle façon que ceux qui les recevaient n’avaient aucun doute ni aucune hésitation sur la manière de les exécuter. Et ces ordres arrivaient toujours, Berthier dût-il faire porter chacun, s’il le croyait prudent, par huit officiers prenant huit routes différentes[2]. On disait Berthier affaibli de corps et d’esprit. En 1814, cependant, sa correspondance témoigne que sa plume avait gardé son activité et sa lumineuse précision. L’Empereur, qui se souvenait bien des services du prince de Neuchâtel pendant la dernière campagne, ne désespérait pas de le voir rentrer en France. « — Cette brute de Berthier! disait-il à Rapp, il reviendra. Je lui pardonne tout, mais à la condition qu’il mettra son habit de garde du corps pour paraître devant moi. »

Berthier, en effet, pris de scrupules tardifs, chercha à quitter l’étranger. Resté fort peu de temps à Gand, il était venu s’installer avec sa femme et ses enfans au château de Bamberg, propriété de son oncle par alliance, le roi de Bavière. Au commencement de mai, il se mit en route pour gagner par Dôle la frontière de France ; mais à Stockach, où se trouvait le quartier général du prince de Hohenzollern, il dut rétrograder. Les alliés aimaient mieux sans doute le tenir à demi prisonnier en Bavière que de le savoir dans r état-major de Napoléon. Il revint fort tristement à Bam- berg. Dans l’après-midi du 1er juin, comme un régiment de dragons russes en route pour la France défilait devant le château, on vit Berthier quitter brusquement la fenêtre du premier étage où il se trouvait, apparaître peu après à une fenêtre du troisième et se précipiter sur le pavé. On attribua ce suicide à un accès d’aliénation mentale[3].

Depuis trois semaines déjà, l’Empereur s’était décidé à prendre

  1. Il va sans dire qu’un major général, en certains cas véritable chef des armées, doit avoir les qualités de conception et de commandement direct qui manquaient complètement à Berthier, mais dont, lui, n’avait pas besoin. Autre chose est d’être chef d’état-major de Guillaume Ier, comme Moltke, et d’être chef d’état-major de Napoléon.
  2. La veille de la bataille d’Eylau. Un seul des officiers arriva au quartier général de Bernadotte.
  3. Le correspondant de Bamberg du Journal de Cologne donne ces détails : « Depuis plusieurs jours on observait un changement en Berthier, Le 31 mai, il avait dîné chez le prince de Bavière avec le général russe Sucken, et celui-ci l’ayant complimenté sur sa fidélité au roi Louis XVIII, il avait paru extrêmement troublé et n’avait rien répondu... C’est de l’appartement de ses enfans qu’il se jeta par la fenêtre. Son petit garçon, qui le prit par la jambe pour le retenir, faillit être entraîné avec le prince. Berthier resta mort sur place, le crâne brisé. »