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des brutalités et des prétentions « naturalistes », par le culte, aujourd’hui peut-être un peu oublié, de George Eliot. À cette époque, MM. Edmond Schérer et Emile Montégut nous démontrèrent à l’envi, dans d’éloquentes et profondes études, que Georges Eliot l’emportait de beaucoup sur tous nos conteurs réalistes. Puis, M. de Vogué nous révéla magnifiquement Tolstoï et Dostoïewski, et, devant ceux-là encore, nos pauvres romanciers ne pesèrent pas lourd. On adora l’évangile russe, et tout le monde se mit à tolstoïser. En même temps, le Théâtre-Libre joua la Puissance des Ténèbres, et je ne sais plus quelle troupe nous donna l’Orage d’Ostrowski. Enfin Ibsen eut son tour d’apothéose. Toutes ses dernières pièces (depuis 1886) ont été traduites. Nous avons vu, au Théâtre-Libre, les Revenans et le Canard sauvage; au Vaudeville, Hedda Gabler et Maison de Poupée; au théâtre de l’Œuvre Rosmersholm, Un ennemi du peuple et Solness le Constructeur; au théâtre des Escholiers, la Dame de la mer. Ce n’est pas tout : le Théâtre-Libre nous a révélé Une faillite, du Norvégien Bjœrnson, les Tisserands et l’Assomption d’Hannele Mattern de l’Allemand Gérard Hauptmann, et Mademoiselle Julie, du Danois Auguste Strindberg; le Théâtre Idéaliste, l’Intruse, les Aveugles, Pelléas et Mélissande du Belge Mæterlinck ; l’Œuvre, les Ames solitaires de Hauptmann, les Créanciers de Strindberg, Au-dessus des forces humaines de Bjœrnson. Et certainement j’en oublie. Vous ne pouvez vous imaginer la fureur et l’intolérance de l’admiration des jeunes gens et de certaines femmes pour ces produits du Nord. Jamais les meilleures pièces d’Augier ou de M. Dumas n’ont provoqué pareil délire d’applaudissemens, ni, semble-t-il, aussi sincère. Oui, on le dirait, ces âmes polaires parlent vraiment à nos âmes; elles y entrent très avant, elles les remuent, par momens, jusqu’au tréfonds.

Et je relis avec mélancolie cette page de M. de Vogüé, dans la préface de son Roman russe :

« Il se crée de nos jours, au-dessus des préférences de coteries et de nationalité, un esprit européen, un fond de culture, un fond d’idées et d’inclinations communs à toutes les sociétés intelligentes; comme l’habit partout uniforme, on retrouve cet esprit assez semblable et docile aux mêmes influences, à Londres, à Pétersbourg, à Rome ou à Berlin... Cet esprit nous échappe; la philosophie et la littérature de nos rivaux font lentement sa conquête; nous ne le communiquons pas, nous le suivons à la remorque; avec succès parfois, mais suivre n’est pas guider... Les idées générales qui transforment l’Europe ne sortent plus de l’âme française. »