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mérite est d’être bon et résigné tout en restant très simple d’esprit, j’imagine qu’un âne est, intellectuellement, encore au-dessous du moujick le plus borné ; et ainsi nous avons mieux que le paysan de la Guerre et la Paix, puisque nous avons l’âne de la Légende des siècles:


Bonté de l’idiot! Diamant du charbon!


S’il est vrai que la littérature septentrionale de ces derniers temps reproduise à la fois l’idéalisme sentimental et inquiet de nos romantiques et le réalisme minutieux et impassible, d’intention ou d’apparence, qui date de l’année 1855, tout ce qu’on peut dire, c’est donc que ces écrivains du Nord nous offrent intimement mêlé ce qui fut, chez nous, successif et séparé (ou à peu près) et qu’ainsi ils abordent la peinture des hommes et des choses avec une âme et un esprit entiers, non mutilés, non resserrés dans un point de vue ou restreints à une attitude. Mais, au surplus, est-il certain que nos réalistes et nos naturalistes manquent de sympathie autant qu’on l’a prétendu? qu’ils se tiennent si orgueilleusement au-dessus de ce qu’ils racontent ou décrivent? qu’ils le dédaignent et le jugent toujours ridicule ou vil ? En quoi l’objectivité des peintures, à laquelle ils tendent loyalement et non sans effort, implique-t-elle l’insensibilité, le dédain ou l’ironie du peintre?

Je laisse M. Zola, et son furieux et brutal pessimisme, si éloigné de l’indifférence ; et la petite Lalie de l’Assommoir, l’enfant-martyre, plus souffrante, et aussi douce, et aussi illettrée que Platon Karatief; moins religieuse, je le sais; mais pourquoi serait-elle en cela moins émouvante ou moins sublime, si sa bonté n’en est que plus surprenante encore et plus mystérieuse? Je laisse M. Alphonse Daudet, pénétré de la tendresse de Dickens, comme le sont aussi, plus ou moins, les romanciers russes. Je laisse les maladifs Goncourt, chez qui la sensation littéraire semble déjà, elle-même, une souffrance, et qui, ne fussent-ils pas torturés comme hommes, le seraient déjà comme artistes; je n’alléguerai pas le calvaire de leur Germinie, à la fois héroïque et infâme, qui, parmi les hontes et la folie de son corps, garde un si grand cœur et, dans ses « ténèbres », pour parler comme Tolstoï, la pure flamme d’un absolu dévouement. Et je ne rappellerai pas que cette formule : « la religion de la souffrance humaine », est probablement de leur invention.

Mais je prends celui de nos romanciers qui a la réputation la mieux établie d’impassibilité et de dédain : Gustave Flaubert. J’ai toujours admiré qu’on refusât à Flaubert le don de sympathie,