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Une immense compassion, celle qui vient de la science de la vie, se dégage silencieusement du roman de Flaubert, et la résignation au monde comme il est. Charles Bovary, après la mort d’Emma et ses tristes découvertes, dit exactement ce que dirait à sa place le moujick de Tolstoï : « C’est la faute de la fatalité. » Le moujick mêlerait peut-être à cela l’idée et le nom de Dieu. Mais nous reviendrons là-dessus.

Est-ce que vous ne comprenez pas que Flaubert aime la servante Félicité d’Un Cœur simple? Est-ce que vous ne comprenez pas qu’il aime l’admirable Dussardier de l’Éducation sentimentale, et était-il nécessaire qu’il vous en informât? Si « l’indifférence mystique » où l’on nous dit que Bézouchof et Tolstoï lui-même (pour un temps) finissent par se réfugier, présuppose la douleur et la compassion, l’ataraxie philosophique où aspire Flaubert les implique tout justement au même titre. Quoi de plus triste dans leur sérénité que les maximes d’un Marc-Aurèle affirmant sa soumission aux lois inéluctables de la nature? Ah! la grande pitié qu’il peut y avoir, par tout ce qu’il sous-entend, dans le renoncement à l’expression des pitiés particulières!

Quant à l’autre caractère distinctif des romans russes : « l’intelligence des dessous, de l’entour de la vie... l’inquiétude du mystère universel », pensez-vous que cela suffise davantage à les différencier des nôtres?

« Les dessous de la vie », qu’est-ce que cela? S’agit-il des puissances obscures et fatales de la chair et du sang, instincts, complexion physiologique, hérédité, qui nous gouvernent à notre insu? Mais cela, c’est presque la moitié de Balzac, et c’est presque le tout de M. Emile Zola. — Et « l’entour de la vie »? S’agit-il de l’influence des milieux? Qui l’a mieux connue et exprimée que l’auteur de la Comédie humaine ou que Fauteur de Madame Bovary et de l’Éducation sentimentale? Ici encore relisez Madame Bovary: vous verrez que tous les actes, toutes les démarches, toutes les rêveries même d’Emma sont expliqués, d’abord par sa nature, puis par quelque excitation du dehors, une rencontre, un objet qu’elle voit, un mot qu’elle entend. Souvent, le dernier petit poids qui emporte la balance n’a l’air de rien : ce rien est tout, venant après le reste...

Ou bien, quand on accorde à ces étrangers le privilège de savoir rendre seuls « l’entour de la vie », veut-on dire que, tandis que le romancier français « choisit, sépare un personnage, un fait, du chaos des êtres et des choses afin d’étudier isolément l’objet de son choix, le Russe, dominé par le sentiment de la dépendance universelle, ne se décide pas à trancher les mille liens qui rattachent